Table des matières

Oriental et Occidental

Convictions

 

L'inquiétude contemporaine et la mémoire des traditions

Depuis quelque temps déjà, les sociétés modernes sont le théâtre d’un étrange phénomène, comme si quelque chose de profondément enfoui et de bien oublié était en train de réapparaître : voici que, ça et là, toutes générations et toutes catégories culturelles et sociales confondues, la mémoire nous revient ou du moins un désir de mémoire.

La mémoire, mais quelle mémoire ? La mémoire de ce que nous avons mis des siècles à évacuer, doucement ou violemment, par l’évolution des idées d’abord, par la force des volontés ensuite… la mémoire de ce que la modernité a relégué parmi les vieilles lunes pour promouvoir le progrès, autrement dit : la tradition ; la et les traditions.

En effet, parmi toutes les inspirations si diverses qui traversent notre société, le mot resurgit. Non pour être exécré, comme il le fut durablement, ni même seulement vilipendé. Bien au contraire ; la tradition est évoquée avec plaisir ; plus même : elle est invoquée, chargée d’une attente. Etonnamment, elle fait une percée et même parfois plus, dans des groupes d’individus affranchis, émancipés et rompus à toute l’agilité de la modernité. Elle trouve place dans les représentations, travaille les imaginaires, inspire des pratiques et fait figure de ressource pour les modes de vie. Les exemples ne manquent pas.

Les premiers qui viennent à l’esprit sont d’une banalité extrême et sans doute assez loin du cœur de ce colloque, mais il ne paraît pas vain de s’y attarder. Où, quand, comment repère-t-on ces soubresauts de la tradition ?

Ne passons pas tout de suite au spirituel ni au religieux ; laissons attendre le symbolique. Regardons simplement autour de nous. Où trouvons-nous la tradition appelée à la rescousse ? D’abord dans la consommation la plus ordinaire : la nourriture. Le pain, le fromage, le saucisson, le chocolat sont vantés par la publicité pour leur fabrication « selon la tradition ». Le fait que la publicité s’en empare est révélateur : si la tradition devient un argument de vente, c’est qu’elle occupe une place non négligeable dans les imaginaires collectifs. Non seulement elle occupe une place, mais elle a un prix, nettement supérieur à celui des produits industriels.

A la place et au prix, ajoutons le goût : on prête à la nourriture, faite selon la tradition, plus de goût. Enfin elle serait meilleure pour la santé, plus adaptée aux besoins humains, plus accordée à la nature animaux et végétaux inclus -, si bien qu’elle trouve un allié dans le souci écologique qui occupe tant nos contemporains. C’est dire déjà la valeur qui lui est reconnue. Entre parenthèses, notons simplement que la place, le prix, le goût et la santé sont des catégories qui jouent un rôle tout à fait important dans la psychologie individuelle et collective ainsi que dans la vie spirituelle. Même s’il n’y a là que des résonances, elles méritent d’être évoquées.

Cette association de la santé et de la nature à respecter se< faufile dans les représentations de la tradition, qui, elle, est éminemment un fait de culture. Dans les remodelages multiformes des imaginaires, la tradition devient une référence, comme type de culture compatible avec le respect de la nature. Elle est perçue comme une modération choisie gui s’oppose aux excès contemporains, et vise à conjurer la crainte d’une déshumanisation. Se souvenir de la tradition consiste à en appeler à la maîtrise contre « les abus de puissance imputés à la modernité, abus que l’on juge paroxystiques dans la «sur» ou «hyper» modernité.

 

Le souci du savoir faire

Appréhendée comme point de jonction, de réconciliation entre nature et culture, la tradition est aussi perçue comme dotée d’un savoir-faire sans équivalent ; un savoir faire bien différent de celui qui prévaut actuellement : il doit moins aux inventions continuelles de techniques de plus en plus pointues, qu’à une expérience acquise au cours des âges et capable d’être transmise dans un rapport d’intimité, dans un rapport qui nous concerne directement, au plus près. Celui qui sait n’est pas l’expert qui a pris de l’avance et vous dicte comment faire de l’extérieur, du haut de sa science, tout en entrant en concurrence avec ses confrères ce qui rend le choix de la conduite à tenir tout à fait aléatoire -, mais c’est le prédécesseur qui a déjà expérimenté. Dans l’attraction qu’il y a pour la tradition s’observe cette tendance : on préfère le passeur à la multiplicité des spécialistes qui s’offrent sur le marché, le savoir faire au savoir technique, dans lequel on croit discerner une domination dangereuse, sans mesurer qu’il peut y avoir une autre forme de domination chez le passeur. On observera simplement que la modernité aura eu parfois le souci de rétablir ce rapport d’intimité perdu avec « des proches de rattrapage» : accompagnateurs, coachs, tuteurs… à cela près qu’ils représentent les envoyés d’un système qui est justement celui auquel on attribue parfois bien injustement ­tant de déboires.

Ce renversement de confiance, partiel et contradictoire, qui voisine cahin-caha avec l’autre confiance bien assise dans la science et la technique, se laisse voir dans les réactions à certaines catastrophes telles les «inondations» : sont alors volontiers désignés comme responsables/coupables ceux qui ont voulu exploiter les territoires en négligeant certaines règles traditionnelles, en faisant disparaître les haies, les roubines, aplanissant ou supprimant des chemins, investissant comme terrains à bâtir des espaces inappropriés etc. Derrière la place que prend la tradition, se profile le démenti de tout le complexe hypermoderne qui .lie la compétence technique à la domination économique. Se trouve ainsi dénoncée une exploitation sans limite qui fait figure de fuite en avant. La tradition intervient ici comme argument de contradiction. Elle est, par opposition aux conduites actuelles, l’élément à charge d’un réquisitoire.

Pourquoi les hommes et les femmes de notre époque ont-ils tant besoin d’avoir recours au savoir faire d’un autre temps ? Pourquoi, sinon parce qu’ils se sentent trop souvent démunis, émancipés, certes, mais seuls et sans soutiens. Ils se sentaient piégés par la tradition et ses contraintes. Les voici affranchis, mais comme en exil, sans aide réelle et sans recours. Ce n’est ni une théorie, ni une abstraction de plus projetée sur la modernité. Il suffit de regarder ce qui se passe dans les actes à la fois les plus proches et les plus intimes, les plus chargés affectivement dans une vie d’homme. On peut en retenir deux à titre d’exemples. Comment naît-on, comment meurt-on ? Comment accueille-t-on la naissance et la mort ? Je ne parle pas ici des problèmes de bioéthique qui entourent la naissance et la mort, mais bien de la somme des expériences individuelles. Posée plus crûment, la question devient :

Que faire d’un mort ? Comment le laver, l ‘habiller, qui prévenir ; quelles autorités civiles et religieuses, et ensuite, comment se réunir, prier, l’évoquer ? On s’en remet à des mains expertes, spécialisées hôpitaux et pompes funèbres ., tout en s’apercevant qu’ils ne vont pas nécessairement dans la direction que l’on souhaiterait. Le spécialiste, c’est bien, mais il nous reste extérieur. Personne dans l’environnement proche pour faire avec vous, vous guider, vous dire « ce qui se fait» depuis toujours, pour se proposer de-le faire avec vous, en vous évitant ainsi la multiplicité des questions, des consultations et des choix

Et que faire d’un nouveau né ? On s’était amusé de la comédie Trois hommes et un couffin. Les jeunes mères actuellement ne sont pas toujours mieux loties. Elles ne peuvent souvent guère attendre de conseils de leurs propres mères, qui ont subi toutes les contradictions dans la façon de se comporter : ce qui est bien, ce qui est mal, écoute le pédiatre, ne l’écoute pas etc. Si la clinique se montre pédagogue, c’est une aide réelle, sinon c’est la panique. Resurgit alors la plainte : « Ah ! Autrefois on savait comment faire ! » On ne se posait pas tant de questions. Le passage se faisait. La transmission s’appuyait sur la tradition. Dans la foulée et comme la récupération d’un bien perdu, on voit revenir la thématique (et la pratique) de l’accouchement à la maison, comme recherche de protection, d’intimité, de respect…

Evidemment tous ne sont pas concernés par cette nostalgie ou ces désarrois. Certains sont doués de grand instinct et trouvent tout naturellement les gestes et les mots. Mais une société n’est pas faite que de surdoués en capacité d’affronter toutes les difficultés ! Les conduites sont souvent habitées par le doute, et cette incertitude constante quant à ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire est déstabilisante, voire culpabilisante : l’impression prévaut souvent de « ne pas être à la hauteur».

 

Les mots et les gestes : l’incorporation

Si ces deux exemples présentent un intérêt particulier, c’est bien parce qu’ils sont au confluent du savoir-faire et du savoir-être. Derrière ces gestes simples dont on déplore la perte, il y a souvent un continent englouti. La mort n’est-elle pas plus ou moins chassée de notre horizon, « exculturée », dépourvue de sa charge symbolique, de sa dimension spirituelle ? Il lui arrive d’être théâtralisée par le biais de faits divers criminels ou catastrophiques… ce qui d’une certaine façon la tient à distance. On s’estime concerné par l’information reçue en ce qu’on se fait peur à soi-même -, « ça aurait pu m’arriver ! » - mais on ne l’intègre nullement à sa vie ni à celle de ses proches ; l’attention se porte en premier lieu sur l’état psychologique des parents des victimes dont on espère qu’ils vont faire au plus vite leur « travail de deuil », ce qui est une nouvelle façon d’échapper à la mort en tant que telle. D’où, en plus de la douleur quand la mort survient, ce désarroi d’être pratiquement, moralement et spirituellement démuni.

Ajoutons que l’extrême médicalisation – que par ailleurs on réclame à grands cris ­

de la naissance ou de la mort contribue à les faire sortir de notre vie, nous les rendent étrangères. Là encore : ambigüité ! L’emprise médicale sur nos vies soulage et trouble. On appelle de tous ses vœux cette médicalisation par laquelle on se sent en même temps dépossédé. Nous sommes là âu cœur même d’un désir paradoxal.

Qu’est-ce qui manque souvent au fond dans les situations évoquées ? Les mots et les gestes tout trouvés, ceux qui nous permettent d’être acteurs, sans démission, mais sans écrasement. Ce « tout trouvé» justement qu’on a mis des siècles à repousser, parce que trop convenu ou contraignant. On déplore aujourd’hui de ne plus avoir été façonnés par eux.

Cette incapacité pratique, morale et spirituelle à laquelle nous nous trouvons de plus en plus souvent confrontés est d’autant plus angoissante que l’amour, le respect, la tendresse sont bien là. Manque le savoir-faire/savoir-être, car il y a un savoir-faire qui concerne aussi l’amour, et notamment l’amour entre homme et femme quand il prétend aller au-delà de l’idylle brève et de l’aventure sexuelle pour s’inscrire dans la société en se faisant reconnaître. Pour certains jeunes couples, les mots et les gestes manquent quand les choses deviennent sérieuses. Comme on a vécu très vite ensemble, seul à seule, en-présence de témoins indifférents ou bêtement complices, on ne sait plus comment faire « la différence ». Manque toute une symbolique de l’amour qUi dure… qu’on souhaite sans y croire. Savoir faire, savoir dire, savoir être et pouvoir donner à ce que l’on vit une portée symbolique.

         Si bien que la mémoire nous revient. La tradition se présente comme un souvenir de bon savoir, de vie bonne, ancrée, dont les intentions sont lisibles pour les autres. Distorsion dans les imaginaires qui ont tout à fait adopté les pratiques et les pensées de la modernité, et qui, pourtant, rêvent de ce qu’ils imaginent avoir été, autrefois, les conditions de la vie bonne.

Et qu’imagine-t-on dans ce « bon savoir» après lequel on court ? Qu’est-ce qu’on lui trouve soudainement ? Un allègement, un répit, le fait de pouvoir échapper à la recherche constante, aux choix à faire, qui font figure de condamnation, comme si tout était à inventer chaque fois, à chaque vie qui commence. (Cela dépasse les deux exemples donnés et concerne l’ensemble de la vie courante, la profession, les investissements matériels, affectifs, spirituels, les rencontres… pourvu bien sûr que l’on ne soit pas exclus de toutes ces perspectives par un manque de moyens de toutes sortes). On espère un peu être porté, ou au moins pouvoir s’adosser à quelque chose de fort Toute la vie contemporaine semble atteinte du syndrome du « forfait téléphone» : un choix immense qui ne cesse de croître, des critères de plus en plus difficiles à mettre en perspective, des oscillations permanentes, une perte de temps considérable, neuf fois sur dix l’impression de se faire gruger et de devoir chercher mieux. Un des soucis contemporains consiste à savoir comment échapper à l’invention constante, à l’obligation d’invention, à l’imposition du neuf à tout prix (la modernité se montre à son avantage dans l’image du dynamisme et le dynamisme se donne à voir dans l’adoption continuelle du neuf. «Faites-vous plaisir, changez ! En fait on se trouve accablé sans oser l’avouer de peur de passer pour un inadapté social.. . .)

Comment être guidé dans nos conduites comme par une seconde nature ? Comment faire pour que cela vous tienne, corps, cœur et esprit indissolublement unis ? D’ailleurs les mots et les gestes sont bien «du» corps, et cela n’est pas sans importance. La tradition concerne éminemment le corps, c’est une incorporation. La tradition ce n’est pas seulement ce qui concerne l’intellect, les fondements théologiques, ou la seule spiritualité. Ou alors reconnaissons très vite que la spiritualité concerne bien évidemment le corps et tout ce qu’on incorpore, notamment un langage, un système de signes, une façon d’être, d’accueillir de se reconnaître, de s’orienter, d’aborder les autres, de pratiquer l’hospitalité.

Tous ces modes d’être viennent tout naturellement quand ils ont été incorporés comme s’acquiert une langue maternelle. On apprend à prier quand on est enfant avec son corps. Ce serait fort peu si l’on n’avaif’que quelques notions de catéchisme et c’est bien pourquoi toutes les recherches catéchétiques intègrent la gestuelle dans l’éducation qu’elles souhaitent donner. Si l’on n’a pas incorporé toutes les choses simples, élémentaires d’une vie, les voies à suivre, indiscernables, paraissent dangereusement chaotiques. On ne peut pas ré inventer le monde au niveau de chaque individualité. Si la mémoire de la tradition remonte, c’est au moins partiellement du fait d’un écrasement contemporain devant la complication de ce qui, au contraire, devrait être infiniment simple. On n’invente pas sa langue maternelle à chaque mot. C’est dans la mesÙre où l’on n’y pense pas qu’elle ouvre la relation au monde et aux autres. C’est ainsi qu’on se souvient aujourd’hui de la tradition : comme d’une langue maternelle qui nous ouvrirait le bien vivre en nous donnant, dans la confiance, un savoir faire pas seulement pratique et ponctuel, mais pour l’ensemble de l’existence. L’ensemble de l’existence, en effet. Car c’est aussi d’unité profonde que manquent souvent nos existences. Et l’on voit, non sans perspicacité d’ailleurs, comme une projection de cette unité dans la tradition. On s’y réfère alors comme à une sagesse oublié

Pour en revenir à l’incorporation, ajoutons que pour qu’elle se fasse, il faut non seulement des passeurs mais aussi des témoins, capables de comprendre ce système de signes et de gestes, de le porter, autrement dit une communauté de sens, liée fortement, avec des ascendants qui transmettent et des collatéraux qui interagissent. D’une certaine façon tout ce dont manquent les individus émancipés et souvent très seuls de la sur-modernité.

Inutile de dire qu’un tel mouvement, souvent habité de nostalgie, trahit bien des signes de régression. D’une certaine façon, c’est exactement comme si l’on voulait rentrer dans le ventre de sa mère. ..

Allègement escompté ? Besoin de retrouver des liens culturels porteurs aussi forts qu’une seconde nature ? – car on imagine toujours bonne la nature ce dont on pourrait évidemment discuter ! Espoir d’unité intérieure, d’unification de la personne ? Oui, mais pas seulement.

Sous-jacente s’étale la grande peur, la peur de sortir chacun et tous ensemble, sans retour possible, de ce qui est à la mesure de l’homme. Et la mesure de l’homme c’est quoi ? Un certain rapport aux autres, à la société, et au temps aussi, sous tous les aspects : le lien entre passé-présent-avenir et la prise de conscience de la vitesse qui devient insoutenable. Les ouvrages abondent autour de ce thème qui rejoint l’expérience de tout un chacun. Même dans les exemples assez triviaux évoqués au début – triviaux et alimentaires -, on trouverait un consentement à la lenteur. Les amateurs de vins et de fromages comprendront. Il y a une lenteur qui va avec le goût de vivre puisque tout à 1 ‘heure nous parlions de goût. Et cette lenteur va aussi avec le souffle qui permet de respirer. Rien d’étonnant à ce que les pèlerinages reviennent à la mode. Simplicité, modestie des moyens à mettre en œuvre, nature, lenteur de déplacement, quête d’autre chose, souvent quête spirituelle. La tradition se présente actuellement comme un mode d’emploi éclairé de l’existence. Et ce’ n’est pas péjoratif de le dire, car il ne s’agit de rien moins que de retrouver le goût et le souffle qui sont bien à la fois du corps et de l’esprit. Or nous sommes bien souvent des populations entières d’individus essoufflés. Des coureurs à bout de souffle. Nous avons le souffle court, le souffle « coupé» et par forcément d’admiration ou de stupeur… et dans cette expression, c’est le mot « coupé »qui est frappant.

Car ce dont nous souffrons essentiellement aujourd’hui et qui souvent nous panique, c’est de coupure. L’individu hypermoderne est coupé : des autres, de lui-même, du temps dans sa continuité. Il n’a plus confiance dans l’avenir, le passé lui est inconnu, il a sombré. Reste un présent écrasant car tout devrait y être vécu tout de suite, aussi vite que possible. On pourrait s’attarder encore sur le manque d’échelle : manque de l’échelle historique, manque de l’échelle des valeurs, manque de la transcendance et de tout ce qui pourrait y faire allusion. L’individu contemporain aspire à un enracinement non seulement de lui-même, mais de toutes choses dans une place qui lui soit désignée, et dans une histoire qui ait une signification au­delà de lui-même. Et il n’est pas sans explorer dans le fond de son désir un enracinement« par le haut », l’enracinement en Dieu, dont il va tenter d’entendre parler, dans le’meilleur des cas.

 

Ce à quoi il est confronté, c’est tout le contraire : une forme de liquidité qui emporte tout sur son passage : les savoirs vite dépassés, les amours vite usées, les objets vite obsolètes, les « déco» périmées avant que d’avoir été appréciées, etc. le tout se payant d’amoncellement de déchets dont on ne sait quoi faire… Thème que Zygmunt Bauman a décliné sous toutes ses formes : l’amour liquide, la société liquide, etc. Sans compter qu’on devrait soi-même pouvoir « s’acheter une vie », une nouvelle vie, un des grands mythes de notre époque, un de ses grands leurres, abondamment exploité. Comment savoir désormais qui l’on est si l’on doit pouvoir se fabriquer plusieurs fois ? Contours flous de toute façon, identités multiples et qui résonnent mal entre elles. La tradition ne serait-elle pas aussi une façon de s’identifier, - nous parlions tout à l’heure d’unité et d’unification susceptible de vous faire reconnaître de façon non aléatoire, précisément identifiable, repérable à la fois par soi et par les autres ? Si, on le croit, et souvent, on tente. On tente par le biais de la tradition, qui à la fois nous identifie et nous différencie, nous unit à certains et nous sépare d’autres, qui dessine un monde fait de groupes différenciés, d’individus à la fois séparés et unis, eux aussi différenciés. On tente et souvent on échoue. Il n’empêche que, face à ces désarrois divers et variés, la tradition fait figure de ressource. Elle apparaît comme [‘autre, dans plus d’un cas, enviable, de ce que nous Vivons.

 

Le rocher ou la mosaïque

A partir de cette attirance pour la tradition, les travaux d’approche diffèrent. Cette passion nouvelle d’un retour vers la tradition peut être tout à fait périphérique,. Concerner des traditions régionales, ludiques : tel sport, telle musique, telle danse… On s’y applique, on la cultive, tant et si bien qu’elle en devient un attribut de signalisation : c’est mon truc, cela fait partie de mon look, de mon originalité, du charme de ma personnalité ; un domaine dans lequel on devient imbattable, règles, savoir-faire, us et coutumes. Cet attachement personnifie. On est celui ou celle qui se passionne pour telle ou telle tradition, qui la défend, l’explique. Rien de très gênant quand on en reste au niveau du ludique ou culturel, à cela près que cette façon de s’accrocher à une tradition peut tout de même faire débat dans la société contemporaine ; il suffit de voir les controverses autour de la corrida. Ses opposants trouvent dans les aficionados passionnés et initiés des adversaires résolus, au nom d’une tradition.

On imagine sans peine les complications quand on aborde l_ question des traditions politiques, religieuses ou spirituelles.

Reconnaissons-le, la plupart de nos contemporains sont devenus extérieurs à ces grandes traditions, pour ne pas dire étrangers. Pour beaucoup, c’est le moyen-âge, voire la préhistoire. C’est perdu dans la nuit des temps et ils n’en ont que faire ; depuis qu’ils sont adolescents, ils secrètent leurs propres codes, leurs langages vite obsolètes, leurs conformismes temporaires et leurs modes vie en dents de scie. Pas d’exil pour eux ; parfois seulement un malaise coutumier. Ils se sont faits, ou du moins ils le croient, à une perpétuelle mobilité. Néanmoins, pour beaucoup, la sphère religieuse reste un horizon, infiniment lointain, même s’il n’est pas tout à fait effacé : quand il s’agit d’une tradition de leur pays, de leur famille, de la religion d’origine de leur lignée, la mèche fume encore. Bien des responsables dans l’Eglise, prêtres, diacres ou laïcs, se disent étonnés de voir à quel point, dans des milieux même apparemment très déchristianisés, certaines notions de la foi, certaines situations de l’évangile, certains mots trouvent encore un écho. Il y faut des circonstances favorables : grandes joies, grandes peines, pour lesquels on vient demander une célébration ou un sacrement.. .

Il arrive aussi qu’on ne se remémore ces traditions dont on est issu que par hasard, par le hasard de la vie. Une comédie récente contait l’histoire de deux jeunes gens. La jeune femme était juive, son amoureux musulman ; jeunes professionnels tous les deux, typiques de l’époque actuelle, gentiment stressés, sur-actifs même dans leurs loisirs, vivant ensemble depuis plusieurs années, pas du tout concernés par leurs religions respectives, mais confrontés au bout d’un moment à la question du mariage… C’est là que les difficultés commencent. Ils mettent du temps à l’annoncer à leurs parents. Ils se doutent bien que « ça va coincer ». Présentation, mais sans donner toutes les clés du problème. Et finalement chacun, poussé par ses parents et la fidélité à son clan se met à s’arc-bouter sur sa religion, les coutumes, les modes de vie dont ils n’avaient ni l’un ni l’autre jusque là strictement rien à faire. Mémoire qui se réveille, s’avive, qui précise, qui situe, qui différencie, qui sépare… Comme c’était une comédie, les situations cocasses ne manquaient pas et évidemment, l’histoire se terminait bien, c’est-à-dire que chacun retournait à une laïcité/neutralité de bon aloi et que la tradition était gardée « pour clin d’œil» et « pour dire », sans plus. Pas de quoi fouetter un chat !

Mais quand le désir vient vraiment « d’aller voir de ce côté », du côté du spirituel et du religieux ? Quand ce n’est pas par accident, mais parce que l’occasion a été fournie de découvrir dans telle ou telle des grandes traditions des bribes au moins de ce qui manque’ à l’assurance de la vie ordinaire ? Quand on prend conscience que, coupé de la transcendance, on n’a ni les mots, ni rien à quoi s’appuyer, qu’on se trouve en détresse, en exil ? Quand on y devine la place reconnue à chacun, le prix de chaque vie, le goût du présent, une espérance, que se passe-t-il ?

Là, dans l’anxiété et parfois la précipitation, les démarches se diversifient : deux branches poussent en sens opposé avec beaucoup de ramifications entre les deux.

Soit se fait impérieuse la recherche de fondement. Cette recherche répond à une angoisse, elle veut de la précision, de l’exactitude, une forme de certitude. Elle écarte ce qui paraît modéré ou nuancé, comme un affadissement. La démarche est en outre biaisée de ce que sont pris pour fondement des éléments isolés et mal situés de la tradition.

Soit, seconde grande branche, se constitue une recomposition. Cette recomposition s’effectue avec la souplesse actuelle, en toute flexibilité pour reprendre le mot tellement ambigu des entreprises – en toute plasticité. Deux grandes tendances : d’un côté, le rocher, de l’autre la mosaïque, avec, de l’une à l’autre, toues les variantes possibles et imaginables.

On peut remarquer que l’on retrouve cette seconde tendance en politique. (La tendance radicale est plus difficile à tenir en ce qui concerne la vie civique.) On ne sait pas très bien quoi faire de l’histoire et de la tradition, mais on éprouve le besoin de s’y référer et de les invoquer. La mosaïque-bricolage peut être carrément cynique et récupératrice ; quel leader, quel parti n’hésite à invoquer à son propre bénéfice et souvent en parfaite contradiction avec ce qu’enseigne l’histoire -, les grandes pensées politiques de Jaurès à de Gaulle, sans oublier Mendès France, la référenc_ n’étant que plus frappante quand elle franchit les lignes que l’histoire avait dessinées… Quelle droite n’est plus forte de pouvoir se revendiquer de telle inspiration de gauche, quelle gauche plus crédible d’en référer aux traditions de pensée de la droite ? Les bricolages sont parfois burlesques mais souvent gobés sans sourciller. Les exemples ne manquent pas. Mais loin du cynisme, on se doit de reconnaître que certaines adhésions politiques doivent beaucoup à des références plus ou moins exactes à la tradition de telle ou telle famille politique.

Même tendance, - il serait plus exact de dire ; même tentation dans la recherche esthétique, voire la création artistique, ce qui tend à confirmer qu’on est bien en présence d’un mode de fonctionnement de l’intelligence contemporaine, plus soucieuse d’agilité associative que de cohérence des idées. L’en prendrai pour exemple un article de La Croix sur une danseuse française, Isabelle Anna ; « A 33 ans, cette Française […] incarne la danse des courtisanes indiennes dans la tradition du kathak, un art introduit au Xylème siècle à la cour des empereurs moghols. » On apprend dans l’article que cette jeune femme vit entre New Delhi et Paris, que « le gouvernement indien l’a reconnue spécialiste de sa discipline ». Mais, preuve s’il en est de la tendance à la recomposition/mosaïque jusque dans le domaine de l’art, on apprend ensuite qu’« Isabelle Anna n’hésite plus à dépasser les conventions du genre : elle réinvente le kathak sur le Carmen de Bizet, des chants grégoriens ou un thème hispanique» !

En fait, l’effet mosaïque provient de ce que les individus sont avec la tradition comme dans toutes leurs démarches : ils choisissent en triant, prennent et laissent, amalgament, passent sous silence ce qui gène, s’attardent sur ce qui plaît etc. On assiste en quelque sorte à un transfert de souveraineté. Si la tradition fut autrefois souveraine, c’est désormais l’individu/sujet qui est souverain. La tradition est une offre parmi d’autres sur le chemin de la recherche citoyenne, artistique, religieuse ou spirituelle. En outre, dans la logique de l’offre, on n’hésitera pas à se tourner vers des traditions qui ne sont pas les traditions d’origine. L’exotisme peut jouer, ajoutant à une recherche sincère l’impression de vraie nouveauté (et on sait le succès du neuf dans la société contemporaine), quitte à les amalgamer si besoin avec d’autres traditions sans vraiment faire le détail. Il n’est pas rare d’entendre à la télévision de jeunes trentenaires expliquer qu’ils sont à la fois bouddhistes et chrétiens, que cela ne pose aucun problème ! La cohérence d’une tradition ne leur paraît pas une exigence de l’esprit. La sensibilité à des résonances similaires suffit.

Dans ces formes d’annexion que trouve-t-on ? Une espérance d’harmonie, un syncrétisme indéniable mais qui ne se connaît pas (par ignorance), une dénaturation évidente des différentes traditions mises en perspective, la conviction que tout ce qui est paisible, beau, élevé doit pouvoir communiquer. C’est une forme contemporaine d’idéalisme, de réconciliation sereine, d’osmose dans laquelle s’efface la notion de conflits, de contradictions, de paradoxe1). En fait cela correspond à la plasticité qui est une des qualités majeures de l’époque. Tout le contraire d’un autre sentiment, lui aussi contemporain, qui voit dans les grandes traditions des ennemies irréconciliables, bouddhisme mis à » part, qui, lui, est perçu comme fait pour toutes les réconciliations possibles, ce qui lui donne une longueur d’avance. Cette recomposition s’effectue sans heurts ; assimilation hasardeuse et irénique qui n’est pas à proprement parler nouvelle, mais qui se trouve facilitée par la fluidité générale que nous avons évoquée.

 

A vrai dire, c’est moins l’image de la mosaïque qui convient que celle des nuages qui se déforment, se recomposent, s’allient, se déchirent, etc. C’est un glissement en beauté/sérénité qui, parfois, améliore effectivement la vie de ceux qui sont concernés, parce qu’il y a toujours du bon graîn au milieu de l’ivraie, et que les traditions spirituelles peuvent toujours toucher les cœurs d’une façon ou d’une autre. Mais que de méprises, que de tentatives avortées, que de colères et de rancunes souvent par la suite. Que de désenchantements possibles et d’abandons purs et simples ! Que de crash !

A l’opposé, se situe la tendance radicale, avec laquelle les grandes religions ont toutes du fil à retordre, c’est la tentation du fondement. Dans la fluidité trouver au moins un rocher, l’origine et le rocher que rien ne pourra déstabiliser. Un point fixe pour soulever le monde. Et là, il faut faire très attention à ce que cela sous-tend. Traumatisés par la raideur de certaines convictions, l’impression d’immobilisme et de fixité, d’entêtement mortifère image inversée de la plasticité ambiante -, nous ne rendons pas toujours justice à ce désir du fondement. Pourtai1t, au cœur de ce désir se trouve la source d’une des plus grandes inspirations de l’homme. La recherche des fondements est au cœur de l’investigation philosophique, à la base des mathématiques, au cœur de la vie spirituelle… Bien sûr on trouve aussi dans cette attitude une forme de peur, la peur de s’écarter de ce qui est sûr, la difficulté à supporter l’incertitude qui est une des données du présent et de l’avenir, la difficulté à s’adapter, le refus du dialogue qui pourrait être déstabilisant.. Mais on ne peut ignorer le sérieux et la gravité qu’il y a souvent dans ces démarches. Quand on a l’impression de ne vivre que sur du sable, comment ne serait-on pas tenté par le rocher ? On oublie juste que le rocher est ce sur quoi on peut bâtir, ce sur quoi on est appelé à bâtir. On oublie que le rocher ne permet pas de prédire l’allure finale de la maison, qui, elle, est une perspective à faire apparaître. Là, c’est à nous de jouer… .

La grande difficulté contemporaine est de concilier la notion de fondement (la tradition, prise à tel ou tel moment de son histoire, stoppée net souvent, peut être perçue comme un fondement indépassable) et celle du temps qui passe, de faire voisiner la recherche du fondement avec la conscience de l’histoire. Tout se passe dans une histoire qui est à faire. Nous ne pouvons, n< ?us chrétiens, qu’être particulièrement sensibles à cette inscription dans une histoire en cours. Notre foi est dans l’histoire et par l’histoire. L’histoire des hommes qui se tournent vers Dieu ne peut pas être une histoire arrêtée. C’est pourquoi nous ne pouvons être que sensibles quand nous voyons que la tradition intéresse nos contemporains. Mais nous devons toujours pouvoir rendre compte de ce que la tradition n’est pas une clôture. Tout ce qui clôt sur la perception d’un fondement ou sur une perception statique de la tradition est en opposition avec la foi chrétienne. La tradition est dans sa totalité passeur vers le présent et promesse d’un avenir. La tradition, c’est la réalité même de ce peuple avec lequel Dieu a fait alliance, qui a reconnu en Jésus le Messie, qui continue à avancer en implorant l’Esprit, mais ce n’est pas tout !

Notre tradition est faite à la fois de l’histoire d’un peuple et d’une Parole. De l’histoire d’un peuple se tournant vers Dieu, qui n’est pas son Dieu, mais le Dieu de tout homme sur cette terre ; c’est donc une histoire ouverte, même si elle s’initie dans une Alliance, destinée à l’expansion et connaissant aussi tous les risques de l’ouverture, donc sans sécurité autre que la présence du Christ et l’accompagnement de l’Esprit, et donc soumise au risque de la régression. Une Tradition faite donc d’une histoire ouverte et d’une Parole qui n’est pas non plus une parole fermée, qui est une parole chaque jour adressée à ceux qui veulent bien l’entendre, qui est à la fois une parole ferme et une parole fragile, une Parole exposée, qui peut se perdre, être pervertie (ce qui lui est arrivé souvent dans l’histoire), caricaturée, moquée, oubliée, qui est donc vivante et dont les croyants sont responsables. Soit ils attestent de sa vérité par leur existence tout entière (et pas seulement par leur pratique religieuse) soit ils la laissent s’envoler.

D’une certaine façon dans cette histoire, dans la tradition de notre foi, tout compte si l’on veut commencer à s’y intéresser, mais ce qui est sûr, c’est que le présent compte tout autant que le passé, il est l’actualité de ces fondements de la foi, et l’avenir y est en gestation, non comme répétition d’un passé, mais comme vrai avenir au risque de la nouveauté. Chercher à connaître la tradition c’est se couler dans le souffle de la foi, tenter d’y être pris soi-même. Comme une sorte d’avènement qui vient jusqu’à nos jours, avec la même nécessité d’écouter que nos ancêtres dans la foi, la même nécessité d’inventer, de rouvrir constamment un Evangile dont on ne connaît jamais le dernier mot, et dont on ne connaîtra jamais le dernier mot jusqu’à la fin des temps.

On peut comprendre le vœu d’authenticité et de fidélité qui se trouve dans certaines positions fondamentalistes, dans les affirmations de traditionalisme qui tiennent compte d’une histoire mais en privilégiant des arrêts. On peut les comprendre, mais ils demeurent dans le cadre de notre foi chrétienne des positions intenables.

La grande difficulté, c’est qu’il faut beaucoup de temps pour pouvoir ainsi découvrir l’esprit de la tradition tout en se sentant poussé en avant, appelé au présent de la foi et à son avenir. C’est une longue histoire au niveau de l’humanité. Mais c’est aussi une longue histoire au niveau de chaque individu. C’est certainement plus abordable quand on a été instruit tôt des choses de la foi, quand cette éducation a été relayée par une démarche personnelle, quand ensuite cette démarche conduit à une certaine docilité à l’enseignement de la tradition et à sa richesse et que demeure en même temps une vraie attention au monde tel qu’il est et non tel qu’on souhaiterait qu’il soit. Voilà beaucoup de conditions optimales qui, dans l’époque qui. Est la nôtre, ne se trouvent que rarement réunies.

Quand on est sorti de cette inscription dans l’histoire d’une foi vivante, les choses sont très ardues, très complexes. Il faut beaucoup de persévérance à ceux qui voudraient « rentrer» dans la tradition où ils espèrent trouver une sécurité et un apaisement, et beaucoup de courage pour la découvrir autre, plus risquée, plus aléatoire et ne dispensant d’aucun des efforts que suppose la condition des individus dans le monde moderne. Et par conséquent, si c’est un refuge qu’on y cherche, un allègement, on risque de grands déboires et de grandes désillusions.

Et il faut beaucoup de patience à l’Eglise qui espère les accueillir. D’autant que souvent leur ardeur et leur raideur inquiètent les croyants de vieille souche, qui tentent depuis longtemps déjà et résolument d’épouser les conditions de leur époque tout en étant fidèles à leur foi. Comment faire comprendre que notre fidélité ne peut être comprise que comme une fidélité ouverte ? Comment se trouver face à la tradition quand on n’a pas été façonné par elle ? Il y a là quelque chose de quasiment contradictoire, de très contemporain et qui est une des grandes difficultés pour tous ceux qui travaillent en Eglise.                                                   .

Réfléchissant à cette question du rapport des modernes avec la tradition, Valéry constatait : «Une tradition n’existe que pour être inconsciente et ne souffre pas d’être interrompue. Une insensible continuité est son essence. Reprendre, renouer avec la tradition est une expression de simulation. Aussitôt qu’une tradition se propose à l’esprit comme telle, elle n’est plus qu’une manière d’être ou d’agir qui se range parmi les autres et qui est exposée à la critique de sa valeur au même titre que les autres. »

C’est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement et que je décrivais au début. Ce n’est pas mission impossible, mais c’est mission très difficile. Car on ne peut pas prétendre avancer dans la foi et se contenter de quelques clichés modes d’emploi. « L’invention continuée» de l’histoire des hommes avec Dieu, «l’écho prolongé» de la Parole supposent une vraie connaissance de la tradition, sous ces deux modes de l’Ecriture et de 1 ‘histoire des croyants.

Se laisser enseigner dans ce mouvement profond, se laisser façonner ne peut pas aller vite. Il faut donc concilier l’attention à la modernité et instaurer une capacité de lenteur. On voit le prodige ! C’est pourquoi on ne peut être que dubitatif devant les bricolages, piochages dont je parlais tout à l’heure. Si la quête est souvent sincère, la démarche hâtive et sommaire est vouée à l’échec. On ne peut que résister à une flexibilité molle qui serait capable d’absorber tout et n’importe quoi. Devant l’incroyable facilité à voleter de droite et de gauche actuellement on comprend la volonté de garder le trésor de la foi. Il est, de fait, menacé, non par le manque de désir, mais par la façon de surfer qui est acquise lors de la modernité. Il est menacé par la légèreté ambiante.

Comment faire comprendre que la tradition n’est pas un fond dans lequel on pioche à volonté, sinon par le sérieux de vies qui sont tout orientées par la foi ? La tradition ce n’est pas un réservoir pour des bribes de sagesse, c’est le parcours avec les générations de croyants, la quête de Dieu à leur côté, l’interrogation sans cesse renouvelée.

Autrement dit, c’est très sérieux, c’est vital.

La Tradition se présente comme récapitulation de la foi, une totalité, qui ne tire sa valeur que de s’ouvrir indéfiniment sur le présent et l’avenir. Cette entièreté de la Tradition ne risque plus aujourd’hui de verser dans un quelconque totalitarisme ! Elle est plutôt exposée à l’émiettement et à la dispersion ou à une simplification à outrance ! C’est un autre défi.

Cela suppose de la part de l’Eglise instituée une hospitalité d’un genre bien particulier, car l’émiettement peut apporter à la vieille Eglise conservatrice une vraie fraîcheur, et la simplicité constituer un réveil. Mais elle se doit en même temps de tenir sur ce qu’elle peut transmettre de la Tradition qui la soutient. Tension extrême pour le magistère comme pour chaque croyant. Une image de cette rencontre contemporaine, sur laquelle on ne peut se prononcer parce qu’on ne connaît pas vraiment son avenir, était fournie par les Journées Mondiales de la Jeunesse. Rencontre symbolique de la fraîcheur et du désir contemporains et de la sagesse de la Tradition. En même temps, tout reste à faire après ces rencontres. Mais c’est ainsi souvent que va aujourd’hui l’histoire des croyants.

Ce qui restera vrai, de tous temps, c’est que la meilleure attestation qui soit sera celle de la cohérence de certaines vies, accordée à la tradition spirituelle et religieuse à laquelle elles appartiennent et ancrées dans la société qui est la leur, avec ses failles, son péché, ses incompréhensions, ses solitudes. Car si notre époque est peu sourcilleuse sur la cohérence intellectuelle, elle est au contraire très exigeante sur la cohérence des discours et des actes, des engagements souscrits et des vies menées. Il n’est que de voir l’attention accordée aux grandes figures emblématiques dont on a souvent trop vite fait de dire que ce sont des icônes, les exceptions qui confirment la règle selon laquelle les croyants sont globalement rejetés par l’opinion publique courante.

Et que dire du succès sans équivalent du film « Des hommes et des dieux », où notre temps a su reconnaître ce que c’est que donner sa vie et aimer jusqu’au bout ! Mais parlant de cette cohérence, ou pensera aussi et surtout à toutes ces vies inconnues, ou connues seulement de quelques proches et qui sont comme une assomption de la foi, inspirées de la Tradition, et accordées aux exigences du présent… C’est simple, quotidien, c’est une attestation de proximité. Ces multiples attestations, multiples figures, participent de l’ entièreté de ce corps de l’Eglise du Christ qui, dans une histoire ouverte, et à partir d’une parole ouverte, constitue notre tradition.

Introduction à un Colloque du Centre Sèvres, Paris

Françoise Le Corre, philosophe