SI LE GRAIN NE MEURT
Une histoire du pain
L’essayiste Jean-Philippe de Tonnac se revendique agnostique. Pourtant,
auteur d’un Dictionnaire
universel du pain (1), il affirme : « La méditation sur le
grain qui meurt pour donner beaucoup de fruits marque probablement le début de
la réflexion eschatologique, sur les fins dernières, à travers une vérité
anthropologique, qui va bien au-delà du contexte judéo-chrétien. » Ce passage essentiel, à travers le
« miracle du grain », aurait ainsi été l’un des marqueurs
Il fallut ensuite bien des millénaires pour que ce « fruit de la terre et du
travail des hommes » connaisse une formalisation proprement
rituelle. Car jusqu’à l’introduction, aux temps modernes, de la pomme de terre,
le pain fut, du moins en Occident, à la base des nourritures, tant terrestres
que spirituelles : « L’homme
ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de
Dieu. » (Dt, 8).
Ce qui ne fut pas le cas en Orient : peut-être, s’interroge encore
Tonnac, parce que la farine de riz ne se prête pas à la fermentation ?
Toujours est-il que le pain et ses déclinaisons ne jouent aucun rôle dans les
religions et sagesses orientales…
Chez les Hébreux, ancêtres des monothéismes, le pain est au cœur de la
ritualité. Sous la forme de la manne, venue du ciel alors que le peuple perdait
l’espoir au désert (Ex, 16) Mais aussi sous la forme des « pains de
propositions » au Temple (2). Ou encore, bien sûr, sous formes d’azymes,
« pains de misère » sans levain cuit dans l’urgence commémorant, lors
de la fête de Pâques, la libération du joug égyptien.
Et c’est bien cette fraction du pain, « geste juif » lors du
repas pascal de Seder, que réalisa Jésus au soir du Jeudi saint. « Avec du pain similaire à
la pita que nous dégustons au Moyen-Orient », souligne le P. Patrick Prétot (3), enseignant au
« Theologicum » de l’Institut catholique de Paris.
Le rabbin Rivon Krygier dirige aujourd’hui à Paris la communauté juive massorti
Adath Shalom. Il veut faire vivre « un
judaïsme vivant, contemporain, chaleureux, créatif et curieux ». Il explique : « Pour le judaïsme, le
pain a une importance symbolique en tant que nourriture élaborée par l’homme le
distinguant de la condition animale. Adam, après avoir été maudit par Dieu, a
dû “gagner son pain à la sueur de son front”. Cela
signifie que l’homme n’est pas comme l’animal : ce fruit de l’effort est
le symbole de la dignité de l’homme. Celui-ci doit élaborer le pain en
partenariat avec Dieu. »
Expliquant le sens du repas de shabbat aujourd’hui, le rabbin Krygier
souligne : « Lors
du repas de shabbat, il y a toujours deux pains sur la table. C’est le signe de
ce temps particulièrement sacré, du vendredi soir au samedi. Ces pains, dits
“halot”, portent le même nom que les pains de proposition déposés dans le
sanctuaire. » Ces pains sont non fermentés, non levés, en
signe d’humilité, de pauvreté, de misère.
D’hier à aujourd’hui, le rabbin Krygier risque une hypothèse : « Jésus se greffe sur une
tradition existante. C’est comme cela que je comprends l’eucharistie
catholique. Dire que le pain signifie quelque chose d’important n’est pas une
invention de Jésus. Dire “ceci est ma chair” greffe une signification, qui sera
dite “christique” sur une symbolique de longue date rattachée à la
rédemption. » Du Seder juif à la Cène chrétienne et à
l’Eucharistie catholique, la filiation est ainsi généralement admise.
Mais Tonnac, pour sa part, y voit aussi une « rupture consommée ». Il résiste à l’idée d’une telle « filiation
juive ». Et s’en explique : « Du huitième au douzième
siècle, lorsque l’hostie sans levain fut introduite, les “mangeurs de pain”
qu’étaient nos ancêtres ont dû y vivre une violence extrême. »Contrairement au P. Prétot, qui estime,
lui, que « la
Pâque juive, célébrée avec du pain azyme non levé, a joué un rôle dans
l’adoption progressive du pain azyme pour l’hostie ».
Pourtant, sur le plan concret, le P. Prétot partage l’avis de l’essayiste : « Dès
le Moyen Âge, l’hostie a de moins en moins répondu à l’image du pain. Ce pain
eucharistique était fabriqué par des diacres en habits liturgiques : la
conviction croyante de la présence du Christ dans l’Eucharistie avait surpassé
la symbolique de la nourriture par laquelle le Christ se met entre nos mains. Alors
que le pain quotidien se prend dans la main pour être mis en bouche, le fait de
communier à genoux et sur la langue a accentué la distance sacrée, loin du pain
ordinaire. »
En revanche, Tonnac reconnaît volontiers, même en tant qu’agnostique :« Mon
intérêt pour le grain traduit mon émerveillement devant le mystère de l’Incarnation.
À mes yeux, le pain est la garantie, le sceau de l’Incarnation : avec
lui, nous passons de l’affirmation selon laquelle “J’ai un corps” à l’affirmation
ultime : “Je suis un corps”. »
Le P. Prétot rappelle que durant dix siècles, du IXe au XXe, les fidèles
catholiques ont très peu communié. Même si le décret Omnis utriusque sexus, lors du quatrième concile du Latran, en
1215, appelait les fidèles à recevoir la communion au moins une fois l’an, à
Pâques, la « terreur
sacrée de la communion indigne », évoquée par saint Jean Chrysostome dès le IVe siècle, fit que « la
première communion tardive était bien souvent la dernière, “in articulo
mortis” ». Il fallut attendre le concile
Vatican II pour voir ressurgir le symbole du pain nourricier, avec une
communion devenue habituelle.
Du côté de l’autre poumon de l’Église, en Orient, le pain levé, au
contraire, a permis de bien marquer la différence avec les pratiques juives. Au
cours des célébrations orthodoxes, les « prosphores », pains levés,
sont apportés à l’autel, avant la prière eucharistique, comme s’ils étaient
déjà consacrés. Car, dans cette tradition, même si la foi eucharistique est
identique à celle des catholiques, « c’est
toute la messe qui consacre, alors que les catholiques ont tout focalisé sur le
moment et les paroles de la consécration », explique le P. Prétot.
Il s’empresse d’ajouter : « Le
terme “transsubstantiation” peut prêter à totale confusion : il ne s’agit
pas d’une superopération de chimie, mais d’une transformation
ontologique : après la consécration, il n’y a plus sur l’autel ni pain ni
vin, mais le corps et le sang du Christ. La substance (en tant que concept
philosophique et non physico-chimique) du pain et du vin est la substance du
corps et du sang. »
Ce qu’a réaffirmé Paul VI le 3 septembre 1965, sans attendre
la fin du concile Vatican II, par son encyclique Mysterium fidei : « Une fois la nature ou
substance du pain et du vin changée en corps et sang du Christ, il ne subsiste
du pain et du vin rien que les seules espèces, sous lesquelles le Christ tout
entier est présent en sa réalité physique, et même corporelle, bien que selon
un mode de présence différent de celui selon lequel les corps occupent tel ou
tel endroit. »
Reste que, démentant la cohérence sémitique et proche-orientale de la
symbolique du pain, l’islam, pour sa part, n’accorde aucune place particulière
au pain. Il favorise plutôt les dattes, lors de la rupture du jeûne, le café,
l’agneau sacrifié, l’huile, les olives, les figues… D’où peut-être son
expansion rapide dans les mondes asiatiques, contrairement au catholicisme,
fort attentif de tout temps à l’origine et à la fabrication du pain destiné à
l’eucharistie.
Frédéric Mounier
(1) Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010.
(2) Douze gâteaux de pain qu’on plaçait sur une table dans le Saint du
tabernacle ou du Temple et qu’on remplaçait par des frais chaque sabbat (Ex 35, 13 ; 39, 36 ; 1 R 7, 48 ; 2 Ch 13, 11 ; Ne 10, 32-33). En hébreu, le pain de proposition est appelé
littéralement le « pain de la Face ».
(3) Bénédictin Patrick Prétot, moine de l’abbaye de La-Pierre-qui-Vire
(Yonne), ancien directeur de l’Institut supérieur de liturgie à la Catho de
Paris et directeur de la revue La Maison-Dieu.
► REPERE :
Le pain, de l’Ancien au Nouveau Testament
Deutéronome 8, 3 : « Il t’a humilié, il t’a fait souffrir de la faim, et il t’a nourri de
la manne, que tu ne connaissais pas et que n’avaient pas connue tes pères, afin
de t’apprendre que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais que l’homme vit
de tout ce qui sort de la bouche de l’Éternel. »
Jean, 6, 51 : « Après avoir nourri la foule avec cinq pains et deux poissons, Jésus
disait : ”Moi je
suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce
pain, il
vivra éternellement. Le
pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que ce
monde ait la vie.” Les juifs discutaient entre eux :“Comment
cet homme-là peut-il nous donner sa chair à manger ?” (…) Jésus leur dit alors : “Tel est
le pain qui descend du ciel : il n’est pas comme celui que vos pères ont
mangé. Eux,
ils sont morts ; celui qui
mange ce pain vivra éternellement.” »