Xavier Thévenot

LES AILES ET LE SOUFFLE

La présence éducative

selon saint François de Sales1

 

«Tentez d'être présents auprès des jeunes, comme Dieu est présent auprès de l'homme fragile et blessé! ». Telle pourrait être une des consignes qui condenserait au moins malles diver­ses recommandations pédagogiques de don Bosco2. La mettre en œuvre présuppose cependant que l'on sache de quelle façon Dieu exerce sa présence. François de Sales nous éclaire ici de façon remarquable. Dans son œuvre majeure, le Traité de l'amour de Dieu (TAD), il développe, non sans humour, une sorte de parabole. Chacun de nous, dit-il, homme pécheur, est comparable à un oiseau aux très grandes ailes et aux toutes pe­tites pattes (un «apode» selon la dénomination d'Aristote). Or regardons un tel oiseau. Quand il se saisit des mouvements as­cendants de l'air et se laisse porter par eux, il vole avec agilité et majesté, au point que cela semble ne lui demander aucun effort. Par contre, dès qu'il se pose sur le sol, il devient lourd, disgra­cieux, et bien incapable, si le vent ne vient pas l'aider, de pren­dre son envol. Il a beau agiter ses grandes ailes, il n'obtient que de ridicules bonds en avant. Et plus il fait des efforts frénétiques pour se soulever, plus il est renvoyé à son impuissance.

Il en est de même pour nous, dit François de Sales. Quand nous sommes vraiment dans notre élément, nous sommes comme les apodes dans le vent: agiles, heureux, prenant appui sur les courants de vie pour déployer toutes les qualités inscrites en nous. Or notre élément, notre écosystème pourrait-on dire, c'est l'amour (agapè) ; car Dieu, notre créateur, est Amour (1 ln 4, 8). Au contraire quand nous quittons notre élément, quand nous refusons de tendre les ailes au vent de l'amour de Dieu et d'autrui, c'est-à-dire quand nous développons des connivences avec les puissances du péché, alors, comme les apodes sur le sable mouvant, nous nous enlisons.

En raison du péché du monde, nous sommes tous des apodes cloués au sol, affirme François de Sales. Aussi, quand bien même nous agitons vigoureusement les ailes, si le vent de Dieu ne souffle pas, nous sommes condamnés à n'effectuer que d'infructueux «essais d'amour» ! C'est dire que la reconquête de notre autonomie dépend totalement de la bonté du Créateur. Mais, précisément - et elle est l'assurance la plus centrale de François de Sales - Dieu, en son être même, est compassion. Il nous aime d'un amour infini. Aussi fait-il tout pour nous libérer de notre aliénation et de notre malheur. Il envoie le vent favo­rable qui vient dans nos cœurs, «à l'imprévu, avant que nous n'y ayons ni pensé, ni pu penser », avec une « douce violence », «pour nous saisir, nous émouvoir, relever nos pensées et nos affections », et nous remettre dans le courant de l'amour évan­gélique (cf. T AD II, 9). Et tout cela se fait, « en nous, mais non pas par nous ». C'est une expérience de pure gratuité qui ne né­cessite aucun mérite de notre part et témoigne de la profondeur de l'amour paternel de Dieu.

Don Bosco a parfaitement intégré cette conviction salésienne. Il fonde même sur elle toute son activité éducative. Il sait que le jeune et l'éducateur sont, tous deux, faits pour voler très haut: leur vocation, c'est de devenir saints. Mais il sait aussi que ce sont des apodes enlisés. C'est pourquoi l'éducation salésienne sera signe de la prévenance du Père, ou ne sera pas. Cela signifie que la personne qui éduque devra veiller à faire expérimenter quelque chose de la gratuité absolue du Royaume de Dieu. Elle devra toujours faire les premiers pas vers le jeune, lui manifes­tant qu'il est respecté, aimé; même et surtout s'il est empêtré dans des conduites aliénantes. Plus les pieds de l'apode sont enfoncés dans la vase, plus le vent doit être puissant pour sou­tenir l'envol. Plus le jeune est enlisé, plus le souffle de l'amour envers lui doit être intense pour lui permettre de croire, d'espérer, d'aimer.

Cependant, François de Sales a perçu que la parabole des apodes, destinée à montrer la prévenance gratuite de Dieu, ris­quait de transmettre du Créateur et Sauveur une image pater­naliste, selon laquelle l'apode n'aurait rien à faire, si ce n'est attendre tout du vent! Aussi, cette parabole se prolonge-t-elle :l'apode a certes de trop petits pieds pour pouvoir prendre suffi­samment d'élan, mais il a de grandes ailes; et c'est à lui qu'il revient de les déployer, de les tendre au vent, et de se saisir des mouvements ascendants de l'air. L'oiseau n'est pas à l'origine du vent qui lui permet le premier élan, mais il ne s'envole jamais sans mettre du sien.

De même, dit François de Sales, le premier élan de libération que Dieu nous apporte ne se produit pas grâce à nous, mais sa mise en œuvre, elle, ne s'effectue jamais sans nous. «La grâce est si gracieuse que notre liberté n'est aucunement forcée. Elle la rend amoureuse. Elle nous presse, mais ne nous oppresse pas; nous pouvons résister ou accueillir ses mouvements. Elle se fait sentir à nous, sans nous, mais elle ne nous fait pas consentir sans nous ». (cf. TAD II, 12).

         Telle est la deuxième conviction salésienne qui structure toute la pédagogie de don Bosco: l'amour évangélique qu'exprime l'éducateur envers le jeune ne doit jamais le rendre purement passif. Bien au contraire! Il doit être occasion de lui rappeler que, même s'il a les pieds dans la boue, il lui reste des ailes. C'est donc à lui de consentir à les déployer largement au vent de la liberté que Dieu, par la médiation de l'éducateur, fait souffler sur lui.

Ainsi la pédagogie salésienne est animée par une tension. D'une part, elle me fait reconnaître que je suis radicalement pré­cédé par l'amour libérateur de Dieu, et que m'éduquer c'est me recevoir de cet amour; pôle de la passivité: j'accepte de lâcher prise devant le souffle de Dieu. D'autre part, elle me conduit à reconnaître que Dieu me demande de coopérer à ma libération; pôle de l'activité: je me fais inventif pour saisir avec les ailes de mon être toutes les inspirations du Sauveur, ouvrant ainsi une histoire toujours neuve. Tension parfois rude à assumer pour les «drôles d'oiseaux» que nous sommes! Mais tension - Don Bosco en est une preuve éclatante - qui permet de voler parfois très haut, avec grâce et dans la grâce!

 

L'ACTIVITÉ ÉDUCATIVE

Un chemin vers Dieu

L'activité éducative: un « sacrement»

Il importe tout d'abord d'écarter un malentendu fréquent. La spiritualité de référence des salésiens et salésiennes n'est pas en premier lieu la spiritualité de Saint François de Sales. Ce grand auteur spirituel sert, il est vrai, de repère permanent dans la formation et l'action des religieux de Don Bosco. Notamment, l'éducateur salésien essaie de vivre quelques traits importants de la vision évangélique de l'évêque de Genève: l'optimisme ré­aliste, la douceur, la bonhomie, la simplicité, l'humour, la ren­contre du Christ au cœur de l'action, etc. Mais tout cela n'est pas en définitive ce qui organise l'expérience de Dieu que tente celui ou celle qui se réfère à Don Bosco.

Quelle est donc la réalité autour de laquelle se déploie toute la spiritualité salésienne? La réponse tient en deux mots: l'activité éducative. D'une façon ramassée, on pourrait dire que, pour l'éducateur salésien, laïc ou consacré par des vœux, la re­lation éducative est le lieu privilégié de son expérience de Dieu. Les théologiens contemporains affirmeraient, de façon un peu plus compliquée mais aussi plus riche, que l'activité éducative est comme un « sacrement» de la rencontre de Dieu. Ils ne fe­raient en cela que poursuivre la réflexion sur un verset d'évangile que Don Bosco jugeant extrêmement important: « Qui accueille un enfant à cause de mon Nom, c'est moi qu'il accueille» (Luc 9,48). Cette parole du Christ signifie que c'est dans le même mouvement qu'on accueille en son Nom l'enfant et qu'on le reçoit lui, Jésus, le fils de Dieu. C'est pourquoi il est légitime d'affirmer que la tâche éducative chrétienne est comme un « sacrement », c'est-à-dire comme un « signe efficace» de la rencontre de Dieu. Don Bosco avait pleinement saisi cela. Selon lui, c'est au cœur de la relation éducative, quand elle se veut pleinement humanisante, que Dieu fait sentir sa présence active à l'éducateur. L'action pédagogique, aux yeux d'un salésien, n'est donc pas un à côté de la vie spirituelle : comme si celle-ci se vivait d'abord dans les exercices de piété ou dans la liturgie! L'action pédagogique est bien plutôt le constitutif essentiel de l'accueil du Christ ressuscité que l'éducateur cherche à vivre. Les constitutions des religieux de Don Bosco au n° 42 l'affirment d'ailleurs avec netteté: «le travail (éducatif) est la mystique et l'ascèse du salésien ». La mystique, c'est-à-dire ce qui rend lentement accessible le mystère même de Dieu. L'ascèse, c'est-à-dire ce qui permet de modeler peu à peu la vie conformément à la parole évangélique. Ce qui est dit du reli­gieux salésien s'applique évidemment à toute personne qui es­saie d'éduquer « à la salésienne» et donc en tout premier lieu aux collaborateurs laïcs des religieux et religieuses de Don Bosco qui cherchent à faire leur le projet éducatif salésien. À ces personnes est donc proposé un chemin original de rencontre du Christ; chemin qui prend pleinement en compte leur situation professionnelle. Rentrer, à la suite de Don Bosco, dans une quête réceptive de la sainteté c'est finalement tenter de déployer pleinement dans la. relation avec le jeune la logique de l'Évangile qui est une logique de l'amour (en grec : l'agapè) (Rom 13, 10).

 

Dieu : différent et semblable

Je voudrais essayer maintenant de montrer en quoi le travail éducatif chrétien est une mystique et une ascèse qui, ensemble, constituent une spiritualité fort originale. Dans ce but, je rap­ pellerai tout d'abord, à la suite des plus grands spirituels, que faire l'expérience de Dieu, c'est toujours faire l'expérience de la différence et de la similitude. De la différence d'abord, parce que Dieu est le tout Autre qui dépasse de si loin les possibilités de notre savoir qu'il reste toujours empreint de mystère: quand nous croyons avoir compris Dieu, nous devons encore prendre acte que nos compréhensions de Dieu laissent échapper son être véritable. Le prophète Isaïe le rappelle avec force en faisant dire à Dieu: « Haut est le ciel au-dessus de la terre, aussi hautes sont mes pensées au-dessus de vos pensées» (Is 55,9). Oui, ren­contrer Dieu en vérité, c'est toujours s'affronter à une radicale différence.

Pourtant, (véritable paradoxe), faire l'expérience de Dieu, c'est aussi faire l'expérience de la similitude et de la proximité. Car Dieu a voulu que nous soyons créés à son image. Bien plus, il a en son Fils Jésus « partagé notre condition humaine en tou­tes choses, excepté le péché », promettant de faire en nous sa demeure (Jean 14, 23) et nous assurant que tout ce qui est fait à l'un des plus petits des hommes est fait aussi au Ressuscité (Mat 25,40). Décidément, pour rencontrer Dieu en vérité, point n'est besoin d'aller dans des espaces spéciaux chargés de sacré! C'est d'abord dans la rencontre quotidienne de celui qui est à la fois notre prochain et notre semblable que nous rejoignons le Seigneur. Une juste spiritualité nous prémunit donc contre la tentation de faire de la vie chrétienne une fuite du monde pré­sent.

Le véritable homme spirituel est en définitive celui qui arrive à vivre cette tension permanente entre la conviction que Dieu est « fuyant », différent, et la certitude que Dieu se donne à travers le semblable dans une proximité tout à fait extraordinaire.

Expérience forte de la différence et de la similitude, telle est donc l'expérience de Dieu. Mais telle est aussi, à un autre ni­veau, l'expérience de la relation éducative bien conduite. C'est pourquoi je tiens comme une thèse qu'une saine action péda­gogique peut devenir pour l'éducateur un chemin privilégié vers Dieu, ou encore, comme je l'affirmais plus haut, sa mystique et son ascèse. Explicitons cette thèse.

 

L'éducation : une expérience de la différence

Un éducateur spécialisé me disait récemment: «plus j'avance dans ma profession, plus je dois prendre acte que les jeunes ne cessent de me surprendre ». De fait, cette réflexion traduit bien l'expérience de ceux qui éduquent des jeunes en les respectant profondément. Sous forme lapidaire, on pourrait dire que dans la relation pédagogique on est toujours trois: le jeune, moi et la différence ou encore, le jeune, moi et le mystère. Mystère, bien sûr, de l'être du jeune qui est devant moi; mais aussi mon propre mystère qui m'est révélé par la présence de ce jeune. Tel est un des paradoxes de la relation éducative: elle unit l'éducateur et l'éduqué en creusant les différences, en ren­voyant chacun à découvrir qu' il échappe partiellement à la connaissance et au pouvoir de l'autre.

Que le jeune soit par bien des aspects radicalement autre que l'éducateur, est-il besoin de le souligner? Autre, il l' est d'abord par son âge. Des pédagogues l'oublient parfois. Un jeune, ce n'est pas un adulte en réduction. De celui-ci, il n'a ni l'expérience, ni les mêmes illusions ou désillusions. Bien plus, si le jeune est adolescent, il est traversé par des désirs contra­dictoires qui vont marquer toute son expérience humaine et le situer d'une façon parfois surprenante par rapport aux adultes. Recherchant son indépendance tout en la craignant, il va simul­tanément agresser son entourage et quêter l'approbation de cer­tains de ses éducateurs. Découvrant de façon nouvelle la réalité sexuelle, il sera capable d'idéaliser l'autre sexe tout en ayant envers lui des paroles et des attitudes de mépris. Prenant peu à peu sa place dans le tissu social, il sera capable, par moments, de «rebâtir le monde» tout en se laissant aller, en d'autres instants, à une immense force d'inertie qui énerve son entourage. Es­sayant de se forger une pensée personnelle, il rejettera en bloc les façons de voir de ses proches, quitte à tomber dans un in­croyable conformisme en exécutant ce que proposent les copains ou telle mode présentée par les médias. Cherchant à créer de nouvelles relations dont l'imprévu lui fait cependant peur, il bavardera des heures durant avec des amis, quitte à s'enfermer ensuite dans des phases inquiétantes de mutisme.

Bref, pour mener convenablement une action éducative au­près d'u adolescent, il faut accepter d'être désarçonné et de jouer le jeu de la différence. Car éduquer un jeune, c'est affron­ter un monde où le rapport au corps et à la durée n'est pas le même que le nôtre, où la sexualité et la violence se vivent diffé­remment, où les références culturelles et artistiques sont parfois déroutantes, où la façon de concevoir le travail et la réussite sociale est souvent en rupture avec celle de nos générations.

Ces différences massives entre lui et le jeune, l'adulte les supporte parfois très mal, à tel point qu'il essaie souvent de les nier de multiples manières. Il peut, par exemple, faire semblant de bien comprendre l'adolescent: «moi aussi, j'ai été jeune! » Il oublie seulement que sa jeunesse à lui s'est en fait vécue dif­féremment! Il arrive encore que l'adulte se rassure en s'identifiant stupidement au jeune. Il s'imagine alors pouvoir effacer les traces du temps en faisant siens, de façon artifi­cielle, tous les goûts des jeunes. Il convient d'ailleurs, à ce propos, de dénoncer l'ambiguïté d'une parole de Don Bosco: «aimez ce que les jeunes aiment ». Comprise de manière étroite, cette consigne pédagogique est dangereuse, car elle ris­que de devenir pour l'éducateur une invitation à la régression ou au faux-semblant. En vérité, à cause de sa formation et de son expérience, l'éducateur pourra rarement aimer toutes les réalités qu'aiment les jeunes. Il vaudrait donc mieux traduire la consigne de Don Bosco par « aimez que les jeunes aiment au­tre chose que ce que vous aimez ».

Enfin, il arrive que l'adulte nie la différence des jeunes en se cabrant contre eux, en les enfermant dans une sorte de ghetto, voire en les dévalorisant. Toutes ces attitudes de défense certes fort diverses ont cependant en commun de traduire une peur de fond devant le surgissement de la nouveauté.

L'affrontement à la différence représente donc un risque puisqu'il peut inviter à s'enfermer dans des peurs malsaines. Mais à l'inverse, il peut représenter une véritable chance pour accueillir peu à peu le mystère de Dieu en accueillant le mystère du jeune. Il me semble en effet que l'altérité (ou la différence) vécue dans la relation éducative peut devenir, pour nous éduca­teurs, signe de l'altérité de notre Dieu qui ne cesse de nous édu­quer. L'histoire des relations d'amour de Dieu avec l'homme peut effectivement être lue comme une longue et tumultueuse histoire d'éducation. La Bible ne nous révèle-t-elle pas en Dieu un remarquable éducateur qui ne cesse, avec une patience infi­nie, d'inviter l'homme pécheur à grandir en humanité? C'est précisément en méditant longuement sur cette éducation divine que Don Bosco va peu à peu mettre au point sa méthode édu­cative. L'Écriture présente-t-elle Dieu comme un créateur opti­miste, fier de sa création? Alors Don Bosco gardera un opti­misme foncier, quelles que soient les déceptions qui lui appor­teront certains jeunes. La Bible dévoile-t-elle Dieu comme un sauveur qui ,permet à 1'homme de quitter l'aliénation de son pé­ché ? Alors Don Bosco consacrera toutes ses énergies au salut des adolescents qu'il ne cessera d'inviter à la conversion par une douceur exigeante. La Révélation désigne-t-elle Dieu comme un Dieu de pardon? Alors Don Bosco donnera toujours un avenir nouveau à tout jeune, même à celui qui s'est volontairement dégradé ou qui a failli à sa confiance. Et l'on pourrait continuer ainsi la liste de toutes les caractéristiques de l'action éducative de Dieu qui ne cessent d'inspirer le fondateur des salésiens.

Il y a en celui-ci comme une sorte de va-et-vient permanent entre ce qu'il découvre de l'action de Dieu et ce qu'il comprend de l'action éducative. Saisissant que celle-ci ne peut se vivre que si l'on fait une confiance profonde au jeune, il découvre mieux l'ampleur incroyable de la confiance d'amour que Dieu porte à l'homme. Mais du coup, cet approfondissement de la confiance de Dieu pousse Don Bosco à se fier au jeune, parfois jusqu'à la témérité et ainsi de suite. C'est à tel cercle vital entre l'expérience de l'éducation divine et l'expérience de l'éducation humaine que la spiritualité salésienne' invite l'éducateur. C'est pourquoi l'éducation « à la salésienne» est si chargée de riches­ ses spirituelles. Mais c'est aussi pourquoi la découverte de Dieu que fait l'éducateur dans sa prière rejaillit profondément sur son action éducative. Notamment, vie spirituelle et vie éducative conduisent toutes deux à la même certitude: l'autre est insaisis­sable, l'autre demande qu'on le respecte à fond. Prier, c'est ac­cueillir un Dieu décidément insondable et libre qui me provoque à la vraie liberté. Éduquer, c'est accueillir un jeune toujours mystérieux qui me provoque à respecter son propre devenir. Prier et éduquer, expérimenter la vie en Dieu et expérimenter l'action éducative, c'est comprendre de l'intérieur que non seu­lement les différences sont ineffaçables mais qu'elles font vivre.

 

L'éducation: une expérience de la similitude

Expérience de la différence et du mystère, l'action éducative est aussi une expérience de la similitude. Certes, comme on vient de le dire, le monde du jeune est fort étranger à celui de l'adulte. Cependant, il y a de grandes connivences entre ces deux mondes, tant et si bien qu'on peut tout de même parler de similitude et de proximité. D'où proviennent donc ces conni­vences profondes? Essentiellement, semble-t-il, de deux réali­tés : notre expérience infantile et notre filiation divine.

Tout d'abord, il ne faut jamais oublier que nous avons été nous-mêmes enfants et adolescents. Or les recherches psycho­logiques nous laissent une certitude : l'infantile reste toujours présent de quelque manière en nous, ceci quelles qu'aient été nos expériences d'adultes. Éduquer, c'est donc accepter de prendre acte de tout ce passé qui fut mien et qui continue à me travailler de l'intérieur. C'est reconnaître que bien souvent je m'identifie à ce que vit le jeune parce que son vécu réveille en moi des désirs ou des anxiétés. De fait, être lucide dans l'action pédagogique conduit presque toujours à une série de constats: les interdits que je pose pour le jeune sont en fait des interdits que je pose d'abord pour moi; les protections que je mets autour de l'adolescent sont souvent des protections inconscientes en­vers ma personne; les modèles que je propose sont ceux qui me conviennent; les transgressions que je tolère sont celles que j'aurais souhaité pouvoir vivre; etc.

Le véritable éducateur, celui qui met sa joie dans la vérité (1 Cor 13,6), est vite obligé de constater que le don de soi dans l'éducation cache souvent une forte recherche inconsciente de soi, en raison notamment de l'infantile qui continue à exercer sa pression. C'est pourquoi l'éducation lucide est une véritable ascèse qui oblige à démasquer continuellement les pièges que nous tendent notre péché et notre excès involontaire de narcis­sisme. Là encore, on trouve une analogie entre ce qui se passe dans la relation éducative et ce qui se vit dans la quête de Dieu. Celle-ci, comme l'ont fait remarquer les grands écrivains chré­tiens, ne cesse d'être « empoisonnée» par une recherche exces­sive de nous qui se saisit du don que Dieu fait de lui-même. La proximité de Dieu, la similitude que nous avons avec lui, au lieu d’être provocations à l'action de grâces joyeuse, deviennent alors des moyens inavoués de conforter notre quête de toute­ puissance. C'est pourquoi tous les grands saints, et évidemment Don Bosco, nous laissent comme un message: le cœur de la foi chrétienne, et même le «cœur» de Dieu, si l'on peut parler ainsi, sont l'humilité. L'humilité, cette vertu impossible qui dis­paraît quand on croit la posséder. Cette vertu qui me fait recon­naître que mes plus belles actions sont mêlées de motivations bien peu avouables. Cette vertu qui m'évite de me mirer dans mes pseudo mérites pour me tourner vers le don que me fait Dieu. Cette vertu enfin, qui me provoque à rire de moi-même tant elle me fait constater que je suis chargé de contradictions!

François de Sales et Don Bosco l'avaient bien compris : se soumettre à l'éducation de Dieu c'est être mené à l'humble hu­mour, et à l'accueil en nous et en l'autre de ce qui est bon et moins bon. D'où un trait typique de l'ascèse éducative salé­sienne: il faut toujours s'efforcer de faire les choses avec sé­rieux sans se prendre au sérieux! Le véritable éducateur salésien est une personne qui fuit la crispation et la dramatisation pour vivre la véritable insouciance (Mt 6,34) fondée sur la certitude que le Royaume de Dieu grandit même pendant son sommeil (Mc 4,27).

Une deuxième réalité nous garde semblables aux jeunes : no­tre commune filiation divine. Être éducateur chrétien, c'est d'emblée considérer le jeune, non pas comme un être inférieur sur lequel il faut se pencher de façon hautaine, mais comme un être totalement aimé de Dieu, appelé au même titre que moi à devenir pleinement son fils adoptif. L'éducateur salésien n'est donc pas comme celui qui sait devant celui qui ne sait pas. Il est plutôt celui qui chemine avec le jeune sur la route difficile de l'humanisation et de la sanctification. L'exemple de Don Bosco est là encore très significatif. Le fondateur des salésiens a su se faire petit devant l'action de l'Esprit saint dans le cœur des jeu­nes qu'il éduquait. C'est ainsi par exemple qu'il a été capable de s'effacer pour permettre au jeune Dominique Savio3 d'accueillir pleinement l'amour du Christ.

Bien plus, l'éducateur salésien va profiter de sa proximité et de sa similitude avec les enfants pour tenter de vivre le mieux possible une parole du Christ: « si vous ne retournez à l'état des enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume des cieux. Qui se fera humble comme ce petit enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des cieux» (Mt 18, 3-4). Cette interpellation de Jésus ouvre à l'éducateur un chemin ascétique remarquable. Il s'agit pour lui, adulte, de retrouver, grâce à l'action de l'Esprit, l'attitude de l'enfant devant Dieu. Comprenons bien. Le Christ n'exalte pas tout ce que vit l'enfant. L'éducateur sait d'ailleurs mieux que quiconque que l'enfant est loin d'être une créature parfaite et totalement innocente! Si besoin était, la doctrine du péché originel et les recherches des sciences humaines le proté­geraient d'ailleurs d'une vision si simpliste de l'enfance. La demande du Christ est bien plutôt que nous acceptions de recon­naître que devant Dieu nous sommes toujours, comme les petits enfants devant les adultes, en position de radicale dépendance libératrice et en situation de devoir accepter, pour vivre, le don de l'amour. Notre sainteté n'est pas le résultat de notre propre effort éducatif, mais le résultat de «l'effort éducatif» de Dieu à notre égard. Tel est le renversement de perspective que nous demande d'opérer la parole évangélique. On le devine, ce renversement conduit lui aussi à l'humilité. S'il parcourt la voie de l'enfance spirituelle, l'éducateur ne pourra plus s'installer dans une position hautaine face à ceux qu'il accompagne. Sûr en effet que chacun, jeune ou moins jeune, est totalement gracié par Dieu, convaincu que le Seigneur fait des merveilles dans le cœur des plus petits, il se mettra d'autant plus à l'école des jeunes que ceux-ci auront une âme et une situation de pauvres. Il lui arri­vera alors, comme cela est arrivé à Don Bosco, de s'émerveiller devant l'action de l'Esprit dans certains jeunes. Bien plus, il pourra à certains moments faire pleinement sien ce cri de jubi­lation de Jésus: « Je te bénis, Père, d'avoir caché cela aux sages et aux habiles et de l'avoir révélé aux tout petits. » (Mat II, 25)

Telle est la spiritualité des salésiens et salésiennes de Don Bosco, une spiritualité qui prend à bras-le-corps le réel de la relation éducative pour en faire un chemin vers Dieu; chemin qui nous fait reconnaître le Créateur de l'univers comme le Tout Autre mais aussi comme le Tout Proche.

Xavier THEVENOT : Une pensée pour des temps nouveaux  page 9-23

Xavier Thévenot ( 1938-2004) Professeur de Théologie Morale à l’Institut catholique de Paris

Edition Don Bosco – Paris 2005   www.editions-don-bosco.com

notes :

  1. Saint FRANCOIS DE SALES, Evêque de Genève, Docteur de l’Eglise (1567-1622)
  2. Saint Jean BOSCO, Fondateur de la société Salésienne (1815-1888)
  3. Saint Dominique SAVIO, Jeune du Patronage salésien de Turin (1842-1857)

             www.salesien.com