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Théologie

Le pluralisme religieux comme nouveau paradigme de la théologie

Il n’est pas abusif de penser que le pluralisme religieux représente un nouveau paradigme dans l’histoire de la théologie chrétienne .Dans les quelques réflexions qui suivent, je voudrais montrer que loin de conduire à une sorte de relativisme qui compromet l’unicité du christianisme parmi les religions du monde, le défi du pluralisme religieux représente une chance pour l’avenir de la théologie chrétienne. À cette fin, il faut commencer par rendre compte théologiquement d’un pluralisme religieux qui semble historiquement insurmontable. On comprend alors que la théologie des religions qui s’élabore depuis plusieurs décennies est autre chose qu’une simple théologie du salut des infidèles. Elle tend à devenir une théologie du pluralisme religieux qui s’efforce d’assurer le fondement théologique du dialogue interreligieux.

Le pluralisme religieux comme question théologique

Le dialogue interreligieux, qui est recommandé par l’Église catholique comme par la plupart des Églises qui relèvent du Conseil Œcuménique, coïncide avec une conscience nouvelle de la pluralité et de la vitalité des traditions religieuses. Ce fut la nouveauté du concile de Vatican II, d’avoir considéré cette pluralité comme un défi positif. On connaît la déclaration très claire de Nostra aetate, n°2 : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. »

 

 On ne peut ignorer tous les textes qui témoignent de la volonté universelle de salut de Dieu.

 

À partir de notre expérience historique d’un pluralisme religieux de fait, il semble donc légitime de s’interroger sur un pluralisme de principe qui correspondrait à un vouloir mystérieux de Dieu… La théologie des religions devient alors une théologie qui s’interroge sur la signification de la pluralité de traditions religieuses à l’intérieur de l’unique dessein de Dieu. Elle nous invite ainsi à élargir notre vision de l’histoire du salut qui est coextensive à l’immensité de l’histoire universelle. C’est en même temps le seul moyen d’assigner un fondement théologique au dialogue interreligieux. Si les Églises en effet encouragent le dialogue interreligieux, ce n’est pas seulement parce que nous sommes à l’âge de la tolérance religieuse et du respect de la liberté de conscience de tout être humain.

Une théologie d’orientation herméneutique va justement chercher à interpréter théologiquement ce phénomène irrécusable du pluralisme religieux. Certes, toutes les religions sont humaines, trop humaines, c’est-à-dire pleines d’ambiguïtés. Mais comment penser que la très longue histoire religieuse de l’humanité témoigne seulement de l’aveuglement coupable des hommes ? Et pour s’en tenir à l’histoire récente, comment expliquer la vitalité des grandes traditions religieuses de l’humanité par une sorte d’échec de la mission de l’Église depuis vingt siècles ?

Si nous ne trouvons pas dans l’Écriture de réponse directe au pourquoi du pluralisme religieux et s’il faut même faire état d’un jugement globalement négatif sur les religions païennes, on ne peut ignorer tous les textes qui témoignent de la volonté universelle de salut de Dieu. On citera volontiers le grand texte de la première Épître à Timothée (2,4) : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » Et c’est Pierre qui, dans les Actes des Apôtres, cherche à faire partager sa conviction intime (Ac 10,34-35) : « Je me rends compte en vérité que Dieu n’est pas partial et qu’en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui. »

Quand les textes de concile parlent de semences de vérité, de bonté et même de sainteté, ce ne sont pas seulement des valeurs positives qui peuvent se trouver dans le cœur des membres des autres religions. Il s’agit de valeurs intimement liées aux éléments constitutifs des diverses traditions religieuses : « (L’Église) considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes » (Nostra aetate, n°2). Un tel texte nous permet de mesurer toute la distance entre une théologie du salut des infidèles et une véritable théologie du pluralisme religieux qui se demande si le pluralisme religieux ne correspond pas à un dessein mystérieux de Dieu dont la signification dernière nous échappe.

Finalement, le fondement du dialogue interreligieux, c’est l’idée que l’économie du Verbe incarné est le sacrement d’une économie plus vaste qui coïncide avec l’histoire même de l’humanité. L’histoire n’a jamais été abandonnée à elle-même. Elle est déjà depuis toujours une histoire du salut qui ne cesse d’être le lieu des semences du Verbe et des visitations de l’Esprit de Dieu. Telle était la conviction de la théologie des semences du Verbe des Pères grecs.

Le christianisme comme religion dialogale

Certains théologiens, surtout ceux qui vivent quotidiennement au contact d’une grande religion comme l’islam ou l’hindouisme, ressentent avec acuité la difficulté majeure du dialogue interreligieux : comment pratiquer un dialogue avec d’autres sur un plan d’égalité alors que dès le départ, le christianisme se place en situation d’exception puisqu’il se réclame d’un fondateur qui n’est pas un médiateur parmi d’autres mais le Fils même de Dieu envoyé comme l’unique sauveur du monde ?

Ils sont alors tentés de relativiser le salut en Jésus-Christ. Puisque Dieu seul sauve, ne faut-il pas admettre que Jésus-Christ est la voie normative du salut pour les seuls chrétiens ? Or, selon l’enseignement le plus clair du Nouveau Testament, il est certain que, depuis l’instant même de la création, Dieu a voulu de toute éternité lier son dessein universel de salut au Christ qui est à la fois l’Alpha et l’Omega. Cela ne signifie d’ailleurs pas que la médiation en Jésus-Christ soit exclusive d’autres voies de salut à condition d’ajouter aussitôt que ces autres médiations, en particulier les religions du monde, n’ont de portée salutaire qu’en vertu de leur lien secret avec le mystère du Christ.

En reprenant le vocabulaire du théologien catholique Jacques Dupuis, il me semble donc possible de concilier un christocentrisme constitutif et pas simplement normatif avec un pluralisme inclusif, qui prend au sérieux les valeurs positives qui sont disséminées dans les autres religions. Nous ne sommes donc nullement obligés de sacrifier le christocentrisme à un théocentrisme indéterminé pour favoriser le dialogue du christianisme avec les religions non chrétiennes.

Le christianisme a une prétention légitime à l’universel, mais il peut dialoguer avec les autres religions parce qu’il porte en lui-même ses propres principes de limitation. J’oserai dire que le christianisme est congénitalement une religion de dialogue. Pour le comprendre, et c’est la chance du dialogue interreligieux comme nouvel horizon de la théologie, nous sommes invités à méditer sur le paradoxe de l’incarnation et sur le mystère d’un Dieu crucifié.

1. Avec toutes les Églises depuis l’âge apostolique, nous confessons Jésus comme Fils de Dieu. Mais nous devons nous garder d’identifier l’élément historique et contingent de Jésus et son élément christique et divin. La manifestation de l’absolu de Dieu dans la particularité historique de Jésus de Nazareth nous aide à comprendre que l’unicité du Christ n’est pas exclusive d’autres manifestations de Dieu dans l’histoire. C’est en insistant sur le paradoxe même de l’incarnation, c’est-à-dire sur l’union de l’absolument universel et de l’absolument concret (cf. Paul Tillich) qu’on est en mesure de désabsolutiser le christianisme comme religion historique et donc de vérifier son caractère dialogal. Depuis vingt siècles, aucun des christianismes historiques ne peut avoir la prétention d’incarner l’essence du christianisme comme religion de la révélation finale sur le mystère de Dieu. On ne peut donc confondre l’universalité du Christ comme Verbe incarné et l’universalité du christianisme.

 

J’oserai dire que le christianisme est congénitalement une religion de dialogue.

 

 

 

Le Christ comme Verbe de Dieu est de droit universel. Il est au centre de l’histoire. Mais comme tout phénomène historique le christianisme est lui-même relatif. Nous pouvons reconnaître que la vérité chrétienne n’est ni exclusive, ni même inclusive de toute autre vérité d’ordre religieux. Disons qu’elle est singulière et relative à la part de vérité dont les autres traditions religieuses sont porteuses. Les semences de vérité répandues dans les autres religions peuvent avoir été suscitées par l’Esprit même du Christ au travail dans l’histoire. Il est donc préférable de ne pas parler trop vite de valeurs implicitement chrétiennes. Il est préférable de parler de valeurs christiques. Elles témoignent d’un certain irréductible, et c’est dans leur différence même qu’elles trouveront leur accomplissement dernier en Jésus-Christ même si elles ne trouvent pas historiquement leur explicitation visible dans le christianisme.

2. Pour exorciser tout venin de totalitarisme et manifester l’originalité du christianisme comme religion de dialogue, il convient d’ajouter que la théologie des religions doit faire mémoire d’une théologie de la Croix. La Croix a une valeur universelle. Elle est le symbole d’une universalité liée au sacrifice d’une particularité. C’est la kénose * du Christ dans son égalité avec Dieu qui a permis la Résurrection du Christ établi en figure d’Universel concret. À la lumière du mystère de la Croix, nous comprenons mieux que le christianisme, loin d’être une totalité close et englobante, se définit en termes de relation, de dialogue, d’ouverture et même de manque . De même qu’il n’y a pas d’expérience religieuse profonde sans conscience d’une Origine absente, il n’y a pas de pratique chrétienne sans conscience d’un manque par rapport aux autres pratiques des hommes.

Conclusion

À partir de ce qui précède, on peut conclure que la tâche d’une théologie qui prend au sérieux la nouveauté du dialogue interreligieux est d’endurer intellectuellement l’énigme d’une pluralité de traditions religieuses dans leur différence irréductible. Celles-ci en effet ne se laissent pas facilement harmoniser avec le christianisme et ce serait méconnaître le prix unique de la révélation chrétienne que de chercher à la compléter à partir des vérités issues des autres religions. Mais en même temps, mieux nous connaissons les richesses propres des autres religions et plus nous sommes en mesure de procéder à une réinterprétation féconde des vérités qui nous sont confiées dans la révélation. Selon la pédagogie même de Dieu dans les récits bibliques, il y a une fonction prophétique de l’étranger pour une meilleure intelligence de sa propre identité.

Une théologie qui se meut selon l’horizon du dialogue interreligieux doit manifester qu’elle n’ignore pas la recherche du Dieu inconnu que toute religion désigne à sa manière maladroite et même du Christ inconnu qui est latent dans toute religion, voire en tout être humain. Cet intérêt pour le religieux qui nous est étranger est aussi le meilleur moyen de dépasser une mentalité de propriétaires. Nous sommes par pure grâce les témoins de la révélation qui nous a été confiée en Jésus-Christ .

J’ai donc cherché à restituer la profonde évolution de la théologie des religions depuis quarante ans. Mais si on prend au sérieux le pluralisme religieux comme nouveau paradigme de la théologie, alors nous sommes invités à élaborer une théologie interreligieuse qui réinterprète la singularité chrétienne en tenant compte des richesses d’ordre religieux dont témoignent les autres traditions religieuses. feuille

Claude Geffré, o.p.
Professeur honoraire à la Faculté de Théologie Catholique de Paris