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Hommage à Xavier-Thévenot

La morale

Extrait de « Morale fondamentale » selon Xavier Thévenot

Notes de cours donnés à la Catho de Paris – Don Bosco Editions et DDB - 2007

 

Commençons par une définition provisoire de la morale, une définition non scientifique:

« La morale, c’est ensemble des points de repères que chaque sujet humain doit suivre pour s’humaniser. »

Selon cette définition, la morale recherche à humaniser le sujet en société. Il paraît donc important de comprendre comment s’opère le processus d’humanisation : que signifie « mettre au monde un sujet » ? Comment le sujet vient-il au monde et comment est-il entretenu dans sa liberté de sujet ? La morale est prolongement et l’entretien de ce processus.

 

I - A l’origine : l’identification fusionnelle.

 

Chacun de nos a ét un enfant – in-fans – c’est-à-dire un être qui ne parle pas encore, qui est encore dans un état d’immaturité. Tout le problème, c’est de devenir ce que Lacan appelle un « parlêtre », un sujet de parole, un être parlant – c’est-à-dire un sujet – capable de communiquer, jouir, travailler, agresser, aimer, procréer. L’effort moral c’est de permettre et de maintenir ce passage de l’infans au parlêtre. Tout le problème de la naissance de notre vie, c’est devenir ce parlêtre. Au départ, comme infans, nous étions dans cet état primitif de collusion extraordinaire avec notre origine. L’origine première, c’est la mère, avec la sensation de fusion indistincte, avec la sensation d’un monde « merveilleux », représenté sur le schéma suivant par un œuf où il semblait à l’enfant qu’il existait une collusion quasi-totale entre lui et sa mère, dont il ignorait même qu’elle était autre que lui. Le propre de ce monde de l’œuf  c’est d’être un monde d’identification fusionnelle ; ou en termes de freudiens, c’est le narcissisme primaire. Le monde originel à partir duquel l’infans inaugure son existence est un monde de l’ordre du même, un monde de l’indifférenciation dont in aura à sortir pour devenir ce parlêtre capable de différence, capable de devenir sujet.

 

Ce monde d’indifférenciation où se trouve l’enfant à l’origine nous ouvre à une dialectique centrale de la vie humaine : la dialectique du même et de l’autre, que l’on trouve partout, indépassable et nécessaire. La tâche morale sera sans cesse de maintenir cette dialectique du  même de l’autre.

 

II – La castration symbolique et l’interdit.

 

Ce qui permet à l’infans de quitter le monde fusionnel, ce qui va lui permettre de vivre comme sujet – comme un parlêtre – c’est d’accepter de renoncer partiellement au monde du même pour trouver l’autre. L’anthropologie nous fait comprendre qu’ à l’origine même de notre vie, il y a une structure pascale de nos existences, puisqu’il s’agit de renoncer pour trouver. La structure pascale n’est pas d’abord une réalité biblique mais anthropologique. Il faut donc souligner l’importance du renoncement. Etymologiquement, renoncer vient de la même  réannoncer (re-nuntiare=réannoncer, c’est-à-dire se mettre dans le champs d’une parole) : il n’y a de réannonce possible que dans un renoncement… Le renoncement est à la base de nos vies, pour une trouvaille qui n’est pas qu’une retrouvaille.

 

Quelle est l’instance qui permet à l’enfant de renoncer au monde du même ? C’est une instance qui va castrer et donc inscrire un manque dans la réalité de l’enfant (manque=défusionnement). Cette castration est d’ordre symbolique : c’est la loi du père qui pose un interdit fondateur et fait sortir l’infans de son indifférenciation. L’interdit fondateur est interdit d’indifférenciation.

 

Désormais, l’enfant est marqué par le manque, par le défusionnement, par l’impossible identification à soi-même : l’œuf est cassé. Il faut désormais qu’on ne manque pas de manque ! Vivre c’est prendre acte qu’on est toujours trois en relation humaine : l’autre, moi et le manque ou bien l’autre, moi et la solitude foncière devant l’autre et devant Dieu, solitude de l’incommunicabilité. On pourrait dire alors : l’autre et moi et l’indicible. En éthique, il y a toujours quelque  chose qui est de l’ordre de l’indicible dans mes choix. De la même façon, pour le croyant, il y a toujours Dieu, moi et le mystère : il n’y a pas de théologie du savoir absolu.

 

L’interdit, qui pose un manque dans le sujet, est porté par la loi du père. La loi du père, c’est d’abord  le loi du papa : l’entre-dit, l’inter-dit, tout ce qui se dit entre le père et la mère et qui fait comprendre à l’enfant qu’il n’est pas le tout de sa mère. L’enfant comprend que sa mère a d’autres centres d’intérêt que lui. Parce que la mère désire le père et que le père désire la mère (« j’ai aussi ton père », « j’ai aussi ta mère »), l’enfant comprend qu’il n’est pas tout pour le père non plus : l’interdit de la fusion, première expression de l’interdit d’indifférenciation, est posé.

 

La loi du père instaure le sujet comme être manquant, barré de lui-même et des autres, c’est-à-dire sans aucune possibilité de coïncider totalement avec soi-même ou avec l’autre. Toute tentative de coïncider avec soi-même ou avec l’autre est régressive : vivre c’est altériser, accepter pleinement que l’altérité soit prise au sérieux. Nous existons comme sujet barré ($)… et parfois mal barré…

 

III. Corollaires pour la morale fondamentale

 

A - Morale et liberté

 

Il existe un cercle vital entre l’interdit et la raison libre. L’interdit permet le surgissement de l’être raisonnable, capable de se repérer dans le monde, d'agir, de décider, en un mot d'exercer sa libertÉ pour devenir plus homme, plus humain. Mais réciproquement, l'exercice volontairement entretenu de la raison dans le monde assure le maintien de l'interdit fondateur qui permet le surgis­sement du sujet. C'est parce que j'ai trouvé autour de moi des êtres qui ont maintenu cet interdit et que je l'ai moi-même maintenu que je suis aujourd'hui un être raisonnable.

 

Cependant, tout homme devant l'expérience du mal, de l'absurde, de la mort qui s'approche peut faire le choix de la déraison aux dépens de la raison. Tout homme peut préférer la voie de la régression, du chaos, de l'inexistence à la voie d'une vie sensée et donc différenciée. C'est pourquoi la liberté est le cœur de la vie morale et son fondement. D'où cette formule de Kant sur la relation liberté/morale: « La liberté, c'est la ratio essendi de la loi morale, mais la loi morale, c'est la ratio cognoscendi de la liberté : C'est par la loi morale que je suis capable d'être conscient de la liberté, mais c'est parce que l'homme est libre  (peut s' auto détruire ou se réaliser davantage comme homme) que la morale est néces­saire (s'il n'y avait pas de liberté, il n'y aurait pas besoin de morale). Il y a donc aussi un cercle vital entre morale et liberté, e1 'la morale naît de la liberté, d'une décision en sa faveur, en faveur de la raison et du sens.

 

Comme l'affirme très clairement le philosophe Eric Weil, « la philosophie morale naît quand l'homme, refusant le choix possible de l'absurde et du silence, comprend à quoi il s'oblige par ce refus. L'homme par son action morale, ne réalise et ne retrouve l'unité qu'en unifiant le monde dans un sens qui l'unifie lui-même».

 

B - La morale: un choix en faveur du sens

 

Au départ de la morale, il y a un pari et une foi: « La morale ­son propre fondement, car elle dépend entièrement, comme de raison nécessaire mais aussi suffisante, d'une décision première à morale. » Pour mieux situer ce choix fondateur, il faut prendre ­acte de trois réalités qui se présentent simultanément au sujet qui surgit et re-surgit (ek-siste) chaque jour:

 

. la préexistence du champ symbolique: l'enfant surgit dans un monde où ce qu'on lui offre excède largement ce dont il a besoin ;  on lui demande d'entrer dans le sens, de parler... L'offre de signifiants – de signification – précède, déplace et surtout excède la demande. Il y a une sorte de traumatisme du sens imposé à l'infans. Une telle situation fait qu'au départ de la morale il y a la reconnaissance active d'un déjà-là du sens; reconnaissance qui conditionne la possibilité de continuer à donner sens à sa vie.  La mise au monde qu'opère la morale est d'abord, du point de vue

logique, un abandon de soi: sorte de remise première de soi, une passivité première qui doit peu à peu se transformer en accueil constructif.  Il est très important de prendre conscience de cette passivité première qui est au fondement même de la démanche éthique.

On devine l'homologie de ces données avec celles de Révélation: selon le christianisme, la quête de l'homme est précédée par l'offre de Dieu qui déplace, excède de loin le contenu  de la demande du croyant. La promesse de Dieu dépasse espérances de l'homme, et parfois frustre certaines de ses exigences (colmater ses désirs, par exemple, ce qui serait régresser). L'idée vrai Dieu de Jésus-Christ se présente comme une sorte de trauma­tisme pour la demande de sens ou la demande religieuse, comme le montrent de nombreux textes bibliques. Dieu apparaît comme l'Autre, mais autrement que l'autre attendu par les requêtes de l'infantile, ou de « l'homme charnel ».

 

. La joie constitutive de la vie morale: le « traumatisme» du sens ne doit pas être imaginé comme un choc destructeur. Il est certes frustration de l'attente de la jouissance fusionnelle, mais il est aussi expérience de paix et de joie. En effet, ce surgissement du sens ouvre des possibilités tout à fait inattendues: communiquer, aimer, être apaisé tout en restant en attente, être apaisé tout en jouissant profondément de l'acte de communication. On pourrait dire que l'ouverture au sens est un moment de plénitude ouverte, d'un apaisement qui creuse, à la fois joyeux et à la fois qui creuse... C'est paisible... et pourtant ça fait désirer encore plus... Le traumatisme du vrai sens apaise tout en creusant. . .

L'expérience du sens est aussi mise en œuvre joyeuse des sens, c'est-à-dire perception que le sens ouvre le champ de la significa­tion, et que l'accueil de celle-ci retentit dans la corporéité, y provo­quant une sorte de légèreté et de vibration de l'être.

L'accueil de la signification - du sens - constitue en quelque sorte une expérience joyeuse d'une liberté déjà-là, qui pousse à se libérer davantage. L'expérience de la paix et de la joie encourage le surgissement et le maintien du sujet dans la morale.

 

. La fragilité du sens face au mal: il est des moments où le combat en faveur du sens est si léger qu'il se vit comme un accueil évident et joyeux. Mais le sens apparaît vite à l’enfant et à l’adulte comme fragile parce le problème du mal est là. Le mal présente souvent un aspect « sidérant » qui fascine et rend impossible toute expression de sens. Il est ainsi des moments où le combat en faveur du sens devient expression de la pure volonté dans la nuit du sens et des ens. C’est alors que la décision pour la morale devient vraiment décision, et exige de se fonder sur la loi, sur l’espérance, sur l’expérience de l’amour. Le travail de l’éthique est de « désidérer » pour faire surgir le désir et le sens.

 

Vers une définition de la morale:

Il s'agit ici de proposer une définition "descriptive" de la morale: 

La morale, c'est la "science" (savoir organisé et cohérent)impérative de ce que l'homme doit faire en fonction de ce qu'il est, ici et maintenant, dans le devenir de la dialectique de l'autre et du même, pour accéder, en société, à la réalisation de lui-même comme un être raisonnable et connaître ainsi des périodes de paix et de joie.

 

Trois dimensions de la morale

 

  I. La dimension universelle ou le moment utopique et l'à-venir 

      de la morale

 II. La dimension particulière de la morale ou le moment normatif 

       et l'attention au passé.

III. La dimension singulière ou le moment évaluatif-décisif de la morale 

       et l'attention au présent.

à suivre