Table des matières                                                                                                                                                                                                                                   Pédagogie salésienne

 

Claire Marin

“Les jeunes de banlieue peuvent accéder aux grandes écoles”

Professeure de philosophie en région parisienne, Claire Marin publie un kaléidoscope de portraits de ses élèves, à contre-courant de tous les clichés. Rencontre avec une enseignante à la passion lumineuse.

Pèlerin. Dans La relève, que vous venez de publier, vous dressez le portrait de jeunes rencontrés depuis que vous avez commencé à enseigner la philosophie. Qui sont-ils ? 
Claire MarinJ'enseigne depuis près de quinze ans en banlieue, d'abord dans un lycée à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) et, depuis sept ans, à Cergy (Val-d'Oise) dans une classe préparatoire de proximité.

Ces structures ont été créées pour les élèves qui n'avaient pas accès aux classes préparatoires aux grandes écoles pour des raisons géographiques ou culturelles. À Cergy, la « prépa » est également ouverte à des élèves titulaires d'un bac STMG, dit « techno ». Elle leur permet de passer les concours d'entrée aux écoles de commerce.

Il faut en finir avec le cliché des « jeunes de banlieue » qui ne veut rien dire.

Pourquoi avoir voulu écrire sur eux ?
J'ai une affection réelle pour ces jeunes que nous rencontrons à un moment charnière de leur existence. J'ai essayé de raconter ce que j'ai perçu de leur vie, sans les trahir ni les caricaturer. Il faut en finir avec le cliché des « jeunes de banlieue » qui ne veut rien dire. Derrière cette expression, il existe des tas de singularités.

Je voulais montrer cette réalité, sans tomber ni dans le misérabilisme glauque ni dans une forme d'angélisme.

À côté des trajectoires plus tristes, il y a des belles histoires.
Oui, c'est aussi une des raisons qui m'ont poussée à écrire ce livre. Je voulais répondre au discours d'incrédulité que j'entends souvent quand je parle de mon travail : « Comment des jeunes réussissent-ils des concours alors qu'ils viennent de banlieue ? » Je suis toujours surprise par l'évolution des élèves.

Nous ne pouvons jamais savoir ce dont un jeune est capable.

Nous ne pouvons jamais savoir ce dont un jeune est capable, nous devons lui donner une chance. Certains arrivent agressifs, insolents et tricheurs et, deux ou trois ans après, ce sont les meilleurs. A contrario, nous misons tout sur des étudiants promis à une belle réussite et qui, à un moment, abandonnent.

Pourquoi parlez-vous de sentiment d'imposture chez vos étudiants ?
Parce qu'ils ressentent ainsi leur arrivée dans nos classes, particulièrement les élèves issus de la filière techno. Ils débarquent en prépa poussés par un prof mais ils ne savent pas trop pourquoi. Ils découvrent la charge de travail et le niveau d'exigence. Les trois premiers mois de l'année sont d'abord consacrés à les convaincre qu'ils ont leur place ici. Nous devons les mettre en confiance et leur faire découvrir leurs potentialités.

Certains sont confrontés à des situations très douloureuses.

Quels sont les freins extérieurs ? Leurs vies, au-delà des murs du lycée, apparaissent assez compliquées…
Nous faisons parfois face à une grande détresse. Certains sont confrontés à des situations très douloureuses, des familles éclatées, des conditions matérielles périlleuses, etc. Nous devons prendre ces éléments en compte et faire preuve de souplesse. Je ressens aussi chez eux une inquiétude latente car beaucoup se sentent stigmatisés.

Je viens de réussir un concours pour une école brillante et le policier me traite comme un délinquant. 

Les étudiants vivent mal le fait d'être contrôlés par la police parfois plusieurs fois par jour. Ils se disent : « Je viens de réussir un concours pour une école brillante et le policier me traite comme un délinquant. » Ce décalage crée un sentiment d'injustice et une colère dont il faut prendre la mesure.

Cette colère, vous l'expliquez, peut aussi constituer un moteur de réussite.
Oui, chez certains, elle débouche sur un désir de revanche. Mais même pour ceux qui réussissent, les désillusions sont parfois cruelles. Ils entrent dans la vie active avec un endettement très lourd car les écoles sont très chères. Ils subissent également les pesanteurs de leur milieu d'origine. Eux proposent un autre modèle de réussite dans des cités baignant dans la délinquance et les trafics. Au sein des familles aussi, c'est compliqué.

La réussite de l'un est motrice pour le reste de la fratrie.

Dans certaines, la réussite de l'un est motrice pour le reste de la fratrie. D'autres ont plus de mal à accepter la logique individualiste des parcours que leur ouvrent les concours… Dans tous les cas, il y a cette forme de trahison symbolique que l'écrivaine Annie Ernaux a bien décrite dans son œuvre.

 

Vous évoquez vos origines modestes…

Avez-vous vous-même ressenti ce sentiment de trahison ?
En effet, je ne viens pas d'un milieu intellectuel. J'ai passé les premières années de ma vie dans une tour à Grigny (Essonne), puis j'ai eu une enfance modeste mais paisible dans la banlieue de Nantes. Je passais mes étés chez mes grands-parents paysans. Il me reste beaucoup de ces origines qui, je pense, m'aident à comprendre les difficultés de mes étudiants.

Je passais mes étés chez mes grands-parents paysans.

Je suis sensible à leur environnement concret – ont-ils un espace pour travailler ? – mais aussi à ce qui, psychologiquement, peut entraver leur désir de réussite. Le complexe social peut détruire les potentialités de quelqu'un. En tant que prof, si je peux éviter que les choses fanent et meurent chez un élève, je dois le faire.

C'est ce qui a motivé votre vocation d'enseignante ?
À vrai dire, c'était la ligne toute tracée quand on entrait à l'École normale supérieure. Enseigner m'a plu mais pas forcément pour les raisons que j'imaginais. Je croyais qu'il s'agissait de transmettre un contenu intellectuel et j'ai découvert avec bonheur l'importance de la relation humaine qui se noue avec les élèves.

J'ai l'impression d'avoir une dette envers l'école.

J'ai choisi de travailler en banlieue, peut-être parce que j'ai l'impression d'avoir une dette envers l'école. J'ai envie de rendre ce qu'elle m'a donné…

Peut-elle encore remplir le rôle qu'elle a joué pour vous ?
J'y crois ! Les « prépas » de proximité ont de bons résultats, elles offrent une vraie chance aux jeunes des quartiers de s'en sortir mais ne sont pas assez nombreuses. Il est vrai que ce genre de structures coûte cher mais l'Éducation nationale devrait avoir les moyens de ses ambitions.

Le système tient grâce à l'engagement des enseignants.

Aujourd'hui, le système tient grâce à l'engagement des enseignants. Mais les profs s'épuisent. Les pouvoirs publics laissent s'abîmer un système qui était pourtant efficace et juste socialement. Il se passe la même chose pour l'hôpital.

Vous avez consacré plusieurs livres au domaine de la santé. Hormis leur situation de crise, quel parallèle faites-vous entre ces deux missions ?
Le prof et le médecin prennent soin, aident les gens à se relever quand ils sont vulnérables. Ils ont en commun de devoir trouver la bonne distance, aider le patient ou l'élève à mobiliser ses propres ressources face à la blessure ou la difficulté.

Il s'agit bien de lutter contre le fatalisme.

Le thérapeute, étymologiquement, c'est « le second au combat », celui qui accompagne dans la lutte. C'est aussi ce que fait l'enseignant. Même si le combat n'est pas de la même nature, il s'agit bien de lutter contre le fatalisme.

Vous avez choisi d'enseigner la philosophie. Pourquoi cette matière ?
Avec mes élèves, j'aborde la philo à partir de questionnements concrets qui les concernent. C'est ce qui m'a attirée dans cette discipline : l'idée de ne pas marcher à l'aveugle dans l'existence, me guider dans la réflexion sur les valeurs et ce qui vaut la peine d'être recherché dans une vie.

La religion leur offre de vrais éléments de réflexion.

Beaucoup de mes étudiants trouvent ces repères dans la religion qui peut leur offrir un cadre structurant. Les problèmes de radicalisation existent mais il y a mille façons d'être musulman et j'ai aussi beaucoup d'étudiants chrétiens. La religion leur offre de vrais éléments de réflexion, comme le fait la philo.

Quel est votre rapport à la religion ?

Mes lectures de saint Augustin et de Paul Ricœur...

J'ai été élevée dans un milieu anticlérical, donc sans éducation religieuse. Peu à peu, par le biais de mon travail, mes lectures de saint Augustin et de Paul Ricœur notamment, elle m'est devenue plus familière. Mes questionnements sur la douleur, le sens de la souffrance, la maladie, l'injustice, le mal, rejoignent les domaines de réflexion de la sphère chrétienne.

Il faut faire confiance à cette jeunesse.

Pourquoi ce titre La relève ?
On y entend l'idée de se relever, de s'élever, l'espoir de mes étudiants. Et puis la « relève », ce sont les adultes de demain, encore mes étudiants. Malgré les difficultés, cette jeunesse est pleine de potentialités. Il faut lui faire confiance, lui donner sa chance.  



Biographie

14 novembre 1974 Naissance à Paris.

1994 Entrée à Normale Sup. Rencontre son mari, Stéphane.

  2008 Parution de Hors de moi, Éd. Allia.

  2011 1re année d'enseignement à Cergy (Val-d'Oise). Naissance de sa fille, Mia.

  2018 Parution de La relève,

 

Créé le 28/02/2018

Publié par :Marie-Valentine Chaudon

Édité par :Sabine Harreau

PELERIN Jeudi 1er mars 2018