ESPRIT
SAINT ES-TU LA ?
Corps
– âme - esprit
Aujourd'hui anthropologue réputé, Michel Fromaget a
commencé sa carrière univer-sitaire comme économiste. Puis
il s'est intéressé aux comportements rituels symboliques en étudiant
l'ethnologie et l'anthropologie. Il a notamment travaillé avec Louis-Vincent
Thomas sur l'imaginaire de la mort, sujet auquel il a consacré deux thèses.
Après avoir passé deux ans en Afrique pour enseigner à l'université de
Libreville (Gabon) et étudier les rituels thérapeutiques et funéraires, il a
dû revenir en France. En avril 1985, la rencontre
providentielle avec une personne bien avancée sur les voies de la
spiritualité chrétienne change brusquement sa vie. Un travail de transformation
et d'intériorisation des connaissances s'enclenche alors. Cela le conduit à
accorder une valeur extrême à la conception de l'homme comme corps, âme et
esprit - celle
qu'il nous présente ici. Son travail se situe clairement dans une optique universitaire,
même s'il aborde la tradition chrétienne dans une perspective bien plus
existentielle qu'intellectuelle. À l'occasion de la célébration de la
Pentecôte, il montre ce que cela change de se penser comme corps, âme mais
aussi esprit. LA VIE. Alors que
les chrétiens s'apprêtent à Fêter la Pentecôte, vous expliquez que l'homme
contemporain ne s'imagine plus capable de recevoir l'Esprit saint. Pourquoi? MICHEL FROMAGET. Nous avons tendance à
ne connaître de l'homme que son corps et son âme, tout en niant la réalité de
sa troisième dimension, celle que l'usage le plus ancien nomme « esprit ». Étant
incapable d'imaginer correctement notre esprit, nous le sommes davantage
encore de nous représenter l'Esprit divin, l'Esprit avec un grand « E ». Car c'est
bien notre esprit qui nous permet d'entrer en communion avec Celui que l'on
appelle aussi l'Esprit saint. Que sont pour vous ces deux dimensions, le corps et l'âme,
par lesquelles l'homme contemporain semble uniquement se définir ? M_F. Le
mot « corps» désigne la
part physique, matérielle et sensible de l'être. L'âme dont nous parlons est l'anima
des Latins, la psyché des Grecs, la composante psychique de
l'être, cette part qu'étudie la psychologie. Elle est constituée de
l'intelligence, la pensée, la volonté, la. mémoire, l'imagination, les
sentiments, le conscient et l'inconscient. Pourquoi
sommes-nous amenés à nous penser seulement en termes binaires? M.F. Cette
représentation est vérifiable. Nous pouvons tous vérifier que nous avons un
corps et une âme. Ce quine signifie pas que cette représentation soit juste.
Ainsi, le fait que le soleil se lève chaque matin et se couche chaque soir ne
démontre pas que la
représentation du cosmos de Ptolémée est vraie, mais seulement qu'elle est
cohérente. Que nous la croyions vraie ou fausse, cette représentation
n'influence pas le cosmos. Ce qui n'est pas le cas de nos représentations de
l'être humain, qui façonnent notre façon d'être. Car nous devenons ce que
nous pensons. En quoi est-ce gênant de se
représenter seulement comme corps et âme? M.F. Le christianisme ancien, de
même que toutes les traditions spirituelles authentiques, considère qu'il n'y
a d'homme véritable qu'accompli, c'est-à-dire fait en totalité. L'homme qui
ne se vit que corps et âme, physique et mental, demeure inachevé. Car il ne
met pas en œuvre sa troisième dimension. Ce n'est pas gênant sur le plan
naturel ni sur le plan des apparences. En revanche, dans l'ordre
spirituel, celui de l'éternité et de Dieu, le choix d'enfermer sa vie dans le
cercle de préoccupations seulement matérielles et psychiques constitue un
drame sans mesure. Comme celui que vit une chenille
qui refuse de devenir papillon? M.F. En effet, ce choix est
semblable à celui d'une chenille qui, préférant continuer à se gaver de
verdure, refuserait catégoriquement de devenir papillon. Dans une perspective
seulement terrestre, cette chenille pourra atteindre le bonheur digestif le
plus épanoui et inspirer à ses semblables une considération sans pareille.
Mais sur le plan de l'être dont elle porte en elle la possibilité et la
promesse, quel gâchis immense! Vous
expliquez que l'homme contemporain se pense comme corps et âme, et en même
temps que chaque personne a déjà ressenti la dimension de l'esprit. À quelle
occasion? M.F. Quiconque a un jour aimé
d'amour pur, ou bien s'est laissé envahir par l'émer- veillement induit par
la beauté du monde, celui-là a déjà eu une première et capitale expérience de
l'esprit. Ce faisant, il a déjà eu l'intuition de l'être accompli qu'il est
appelé à devenir et qu'il sera un jour s'il le désire. Car l'amour et la
beauté sont en nous les manifestations de notre esprit (avec un petit« e »)
qui est ouverture, participation et communion avec l'Esprit (avec un grand « E »). C'est une
vérité que savent de grandes et anciennes traditions spirituelles comme le
platonisme, le néoplatonisme et le christianisme, et qui a été mise en
valeur par de grands philosophes chrétiens comme Vladimir Soloviev, Louis
Lavelle, Nicolas Berdiaev ou Maurice Zundel. Comment définir cette dimension de l'esprit? M.F. Les
grands spirituels d'Orient et d'Occident se retrouvent pour dire qu'il est
impossible de définir l'esprit. Mais s'il ne peut être épinglé par des mots,
il est tout de même possible de l'imaginer, si imparfaitement que cela soit,
notamment à travers des symboles ou des paraboles par exemple, celle des
noces de Cana. Vous connaissez la formule sacramentelle de la messe: « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement
de l'Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de Celui qui a pris
notre humanité. » Le vin
figure la divinité, et l'eau, l'humanité. La symbolique des noces de Cana
est la même, à ceci près qu'elle est encore plus précise. En effet, les
phases corporelle et psychique de l'humanité y sont distinguées: les jarres,
solides, figurent le corps dans son opacité et sa pesanteur. L'eau est là un
excellent symbole de l'âme. À Cana, le vin est le symbole de l'esprit. La
transformation de l'eau en vin, celle des jarres remplies d'eau en jarres
pleines de vin, symbolise la transfiguration, la spiritualisation, la
déification de l'être humain. Quel rôle
joue le Christ? M.F. Cette transformation est la naissance de l'homme
à l'esprit, de l'homme à son être en plénitude - qui est fait de corps, d'âme
et d'esprit. La scène
de ces noces enseigne que cette transformation se fait par le Christ : c'est lui qui
transforme l'eau en vin. Le miracle des noces de Cana est le premier miracle
de Jésus dans l'Évangile de Jean (2, 1-n). Il peint la nouvelle naissance.
Toujours dans l'évangile de Jean (3, 1-21), le premier enseignement prononcé
par Jésus, celui qu'il donne à Nicodème, est aussi consacré à présenter
cette seconde naissance. Dans le même Évangile, le dernier enseignement donné
par Jésus à l'humanité - il est alors en croix - concerne encore cette
bienheureuse naissance (Jn, 19,26). Cette conception de l'homme en trois dimensions
crée-t-elle de nouvelles facultés perceptives? M.F. Non,
les sens spirituels
décrits par les mystiques ne sont pas de nouvelles facultés
perceptives. Ceci de la même manière que le monde psychique n'est pas en
vérité un autre monde que le monde physique, et que le monde spirituel n'est pas non
plus un « autre monde » que les deux précédents. Il s'agit du
même monde, mais perçu différemment. Non pas avec des sens différents, mais
avec les mêmes sens fonctionnant différemment. Peut-on faire un lien entre cette ouverture à
l'esprit et ce que l'on appelle li!! « crise du milieu de vie» ? M.F.
Cette crise est le
fait de ceux qui, comme tout le monde, ont eu une première expérience
de l'esprit, rencontré sous le jour de l'émerveillement, de la beauté ou -de l'amour. Mais ils ne lui ont pas fait suffisamment
confiance pour en faire le centre profond de leur vie. Et ils ont préféré
consacrer cette dernière au soin de leur corps et à l'embellissement de leur
psyché. En soi,
le fait même de passer par cette crise existentielle est d'excellent augure. Car
il témoigne de la prise de conscience d'un vide, d'un manque, d'un appel à
être en plénitude. Cette crise est l'expression de l'esprit qui, dans les
profondeurs de notre être, s'agite et crie pour que nous l'écoutions et pour
qu'enfin nous vivions pleinement, ne serait-ce que juste avant de mourir.. Alors, de deux choses
l'une: ou l'homme en crise écoute l'appel du papillon et il sort de sa
crise par le haut, ou il ignore cet appel, il préfère continuer à
engraisser la chenille qu'il est et qui va bientôt retourner d'où elle vient,
et il sort de cette crise par le bas. Peut-on
faire Quelque
chose de particulier pour favoriser cette ouverture? M.F. « Il n’y a
rien à faire, mais à être. » Ce que sainte Thérèse
soulignait en disant que cette ouverture ne peut se « provoquer ni faiblement, ni un instant ». Cependant, nous pouvons invoquer
l'Esprit saint et nous pouvons nous disposer à sa venue. Pour se rendre
suffisamment disponible, toutes les grandes traditions et tous les vrais
spirituels conseillent la prière et l'écoute silencieuse, c'est-à-dire le
silence intérieur. Finalement,
Qu'est-ce Que cela change de s'ouvrir à la dimension de l'esprit? M.F.
Avant sa première expérience spirituelle, l'homme est comme un poisson rouge
ignorant qu'il est prisonnier de son aquarium. S'il en sort, même
fugitivement, il connaît sa condition et sa dimension tragique. Alors soit il
préfère oublier ce qu'il a vu et rester prisonnier, soit il l'assume et
en tient compte au quotidien. C'est ce choix qui peu à peu donne
place à une vie infiniment plus féconde et plus belle. Non plus
obligatoire, mais libre. Non plus partielle, mais entière. Non plus relative,
mais absolue. Non plus mortelle, mais immortelle. Cette vie supérieure n'est
bien sûr autre que la Vie éternelle de l'Écriture, cette vie dont saint
Augustin disait sijustement qu'elle est « la Vie
de notre vie ». , Interview
ETIENNE SEGUIER
LA VIE 9
mai 2013 p.62 A lire : LA DRACHME PERDUE.
L'ANTHROPOLOGIE « CORPS, ÂME, ESPRIT »EXPLIQUEE de Michel Fromaget C'est le livre par lequel commencer si
l'on veut comprendre l'œuvre de Michel Fromaget et l'anthropologie ternaire.
L'auteur apporte un éclairage sur la façon dont les pères de l'Église et
saint Irénée de Lyon ont présenté l'homme en trois dimensions. Il effectue
aussi le lien entre cette approche et celle des grandes traditions
spirituelles. Éd. grégoriennes, 2010, 14,50 €. MORT ET EMERVEILLEMENT
DANS LA PENSEE DE MAURICE ZUNDEL de Michel Fromaget « Qui ne s'émerveille pas ne naît
pas à la vie, et qui ne naît pas à la vie se destine à la mort. » Michel
Fromaget développe dans cet ouvrage la démarche du théologien mystique
Maurice Zundel. Vous trouverez dans cet ouvrage une véritable exégèse de
l'émerveillement, une belle invitation à {re}découvrir la pensée et les
intuitions de Maurice Zundel. Lethielleux, 2011, 13,40 €. NAtrRE ET MOURIR. ANTHROPOLOGIE
SPIRITUELLE ET ACCOMPAGNEMENT DES MOURANTS de Michel Fromaget Ce livre
présente l'anthropologie
ternaire, notamment sous l'angle de la seconde naissance et de la
seconde mort, la mort spirituelle. Il reprend des interventions de Michel
Fromaget auprès d'étudiants préparant un diplôme universitaire de soins
palliatifs. F.-x. de Guibert, 2007, 23,40 €. ESPRIT ET
LIBERTé de Nicolas Berdiaev L'un des grands livres du philosphe russe, qui
présente le chemin de divinisation de l'homme. Un livre fondamental, mais
d'un abord difficile. Desclée de Brouwer, 1992. RESURRECTION,
MODE D’EMPLOI de Fabrice Hadjad Ed. Magnificat 112p ; 14,50 € Dieu
s’est fait homme « pour que l’homme reste humain ». |