Jean-Claude Guillebaud :

« LEvangile continue de produire du sens »

Recueilli par Samuel Lieven , le 25/01/2018 à 16h36

Entretien avec Jean-Claude Guillebaud, essayiste et auteur de nombreux ouvrages consacrés à la crise de lhumanisme (1), Jean-Claude Guillebaud estime que les valeurs de lÉvangile continuent dagir dans un monde en pleine mutation.

Existe-t-il encore un humanisme spécifiquement chrétien ?

Jean-Claude Guillebaud : Ce nest pas ma préoccupation. Lessentiel, cest que la source évangélique  dont parle magnifiquement le dominicain Claude Geffré dans son dernier ouvrage (2)  ait produit des valeurs comme la liberté, légalité, létat de droit Même si ces valeurs nappartiennent plus depuis longtemps aux chrétiens, car elles ont été laïcisées.

Pourquoi dit-on que lhumanisme est en crise ?

J.-C. G. : Nous vivons de profondes mutations qui entraînent chez nos contemporains un grand désarroi. Mutation géopolitique, depuis que lOccident nest plus le centre du monde. Mutation économique, avec une mondialisation qui a bouleversé la donne et un marché qui sest affranchi des frontières nationales.

Mutation numérique, avec lirruption de limmatériel dans nos vies et le changement radical que cela implique dans notre rapport aux autres, au savoir, à la culture

Mutation génétique, avec notre capacité à intervenir désormais sur la reproduction de lespèce et notre obligation, dès lors, de refonder la parenté.

Mutation spirituelle, enfin, car la religion na pas disparu dans les poubelles de lhistoire. La principale différence entre lhomme et le gorille, si proches génétiquement, cest que le gorille ne fait pas de différence entre leau plate et leau bénite. Mais au bout du compte, je suis convaincu dune chose : chacune de ces mutations est porteuse du pire comme du meilleur.

LÉvangile peut-il encore agir au milieu de ces mutations ?

J.-C. G. : Le message évangélique a fendu en deux lhistoire du monde ! Un jour, le penseur chrétien René Girard ma conseillé de lire Nietzsche, le philosophe de la mort de Dieu. « Pourquoi ? », lui ai-je demandé, un peu surpris. « Parce que Nietzsche a un point commun avec nous : il prend très au sérieux lÉvangile. Pour lui, cest une catastrophe, et pour nous, cest une bonne nouvelle. »

Aujourdhui encore, lÉvangile continue de parler et de produire du sens. Y compris pour des gens qui ne sont pas chrétiens mais adhèrent, sans forcément sen rendre compte, à des valeurs qui nous viennent de lÉvangile ou du judaïsme.

Quelles sont ces valeurs que nous lui devons ?

J.-C. G. : Prenons légalité, qui est au cœur de notre devise républicaine. Auparavant, aucune autre civilisation navait mis en avant ce principe. En Orient, on ny croit pas du tout. Les Grecs ny croyaient pas non plus.

La controverse de Valladolid, en 1550, a été un tournant dans notre histoire. Il sagissait de savoir si les indigènes dAmérique réduits en esclavage étaient, oui ou non, des hommes dotés dune âme. Sepulveda, un spécialiste dAristote, prétendait quils nétaient pas des hommes. Las Casas, un religieux dominicain, soutenait le contraire : nous sommes tous les mêmes créatures sous le regard de Dieu. Il faisait référence à lépître de saint Paul aux Galates : « Il ny a plus ni juif ni grec ; il ny a plus ni esclave ni homme libre ; il ny a plus ni homme ni femme »(Ga 3, 28).

Si légalité est devenue une valeur française, ce sont bien les valeurs évangéliques qui constituent lhumanisme et qui lui portent secours quand celui-ci est en crise.

Ces valeurs, qui les incarne aujourdhui ?

J.-C. G. : À loccasion du sommet de Davos, le grand rendez-vous néolibéral des patrons du monde, le pape François a dénoncé « les modes de vie égoïstes marqués par une opulence qui nest pas durable et indifférente au sort des plus pauvres ». À travers ces paroles fortes, cest le pape lui-même qui vole au secours de lhumanisme ! Ce quil dit là était partagé par des gens qui, il y a trente ans, navaient rien à voir avec le christianisme.

Recueilli par Samuel Lieven

 

(1) Dernier livre paru : La Foi qui reste, L’iconoclaste, 2017. (2) Le Christianisme comme religion de l’Évangile, Cerf, 2012.