Jean-Paul II : Entrez dans l’Espérance
Réponses aux
questions posées par Vittorio Messori
Hors de l'Eglise, point de salut? La foi catholique s'appuie sur trois réalités
vivantes qui sont intimement liées. Nous avons déjà abordé les deux premières
: Dieu et Jésus-Christ. Il est temps de parler de la troisième : l'Église. Presque tout le monde, même en Occident, croit en
Dieu, ou du moins en une divinité "quelconque". L'athéisme, étayé
et déclaré, a toujours été et semble être encore réservé à une "élite
". Nombreux sont aussi ceux qui continuent à croire qu'en Jésus de Nazareth,
Dieu s'est "incarné", ou s'est du. moins manifesté d'une manière
unique. Mais l'Église? Et en particulier l'Église
catholique? La prétention que "hors de l'Église il n'y a point de
salut" suscite chez beaucoup un sentiment de révolte. Il n'est pas rare
que l'on se demande, parmi les chrétiens, et même parmi les catholiques,
pourquoi seule l'Église catholique, au milieu de toutes les autres Églises,
posséderait la plénitude de l'Évangile et serait seule capable de
l'enseigner? POUR REPONDRE à cette question, il convient
d'abord d'expliquer la doctrine chrétienne du salut et de la médiation du
salut qui vient toujours et uniquement de Dieu .«Il n'y a qu'un seul
Dieu, il n'y a qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un homme,
le Christ Jésus. » 1 Tm 2, 5. «Son Nom, donné aux
hommes, est le seul qui puisse nous sauver. » Ac 4, 12. Par conséquent, la vérité révélée est que le salut
réside exclusivement dans le Christ. L'Église, qui est le Corps du Christ,
est tout simplement l'instrument de ce salut. Dès les premiers mots de la
Constitution conciliaire sur l'Église, Lumen gentium, nous lisons: «L'Église
est dans le Christ en quelque sorte le sacrement, c'est-à-dire à la fois le
signe et le moyen, de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre
humain.» Lunum gentium, n" 1. En tant
que peuple de Dieu, l'Église est donc en même temps le Corps du Christ. Le dernier Concile a donné une explication pénétrante
du mystère de l'Église: «Le Fils de Dieu,
dans la nature humaine qu'Il s'est unie, a racheté l'homme en
triomphant"de la mort par sa mort et sa Résurrection, et Il l'a
transformé en une créature nouvelle. cf Ga
6,15 ; Co 5,17 En effet, en communiquant son Esprit à ses frères,
qu'Il rassemblait de toutes les nations, Il a fait d'eux, mystiquement, comme
son Corps.» Lumen gentium, n' 7. Comme l'a fort bien exprimé saint Cyprien de Carthage au III° siècle, l'Église universelle se
présente donc comme « un peuple réuni dans l'unité du Père, du Fils et du
Saint-Esprif » De Oratione Dominica, n°23. Sa vie vient de Dieu et est en Dieu, et c'est
ainsi que le salut s'accomplit. L'homme est sauvé au sein de l'Église dans la
mesure où c'est en elle qu'il est introduit dans le Mystère trinitaire de
Dieu, dans le mystère de l'intimité de la vie divine. Cette réalité est difficile
à saisir si l'on s'en tient aux apparences de l'Église visible. Mais l'Église
est structurée comme un être vivant. C'est exactement l'image que saint Paul
a employée dans son intuition admirable du Corps du Christ qu'est l'Église. Cf Col 1,18 « Nous devenons ainsi les
membres de ce corps, 1 co 12,27 "étant chacun pour sa
part membres les uns des autres" Rm 12,5 ( •••
) Dans le travail d'édification du Corps du Christ règne
également une diversité de membres et de fonctions. Unique est l'Esprit qui
distribue ses . dons
variés pour le bien de l'Église, à la mesure de ses richesses
et des exigences des services.! » Lumen Gentium 7 Ainsi, le Concile est loin de proclamer un
quelconque "ecclésiocentrisme". L'enseignement conciliaire est
christocentrique à tous les niveaux, et en conséquence, il est profondément
enraciné dans le mystère trinitaire. Au cœur de l'Église, on trouve toujours
le Christ et son sacrifice, célébré en un sens sur l'autel de toute la
création, sur l'autel du monde. Le Christ «est ( ... ) le premier-né de
toute créature » Col
1,15 . Par sa Résurrection, Il est aussi« le
premier- né d'entre les mort » Col 1,18.
Autour de son sacrifice rédempteur, toute la création s'unit et mûrit en Dieu
sa vocation éternelle. Et si cette œuvre se réalise «dans les douleurs de
l'enfantement », son déroulement dans l'histoire est cependant animé par
l'Espérance, comme nous l'explique saint Paul dans l'Épître aux Romains 8, 23-24. Dans le Christ, l'Église est catholique,
c'est-à-dire universelle. Et elle ne peut être autre. Comme le dit très bien
le Concile: «L'unique peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la
terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d'un
royaume dont le caractère n'est pas terrestre mats céleste. Tous les fidèles,
en effet, dispersés à travers le monde, sont dans l'Esprit Saint en
communion avec les autres, et, de la sorte "celui qui réside à Rome sait
que ceux des Indes sont pour lui un membre". Dans le même document, l'un
des plus importants du Concile, nous lisons encore: «En vertu de cette
catholicité, chacune des parties apporte aux autres et à l'Église tout
entière le bénéfice de ses propres dons, en sorte que le tout et chacune
des parties s'accroissent par des échanges mutuels et universels, ainsi que
par un effort commun vers une plénitude dans l'unité.» Lumen Gentium 13 Dans le Christ, l'Église est communion de multiples
façons. La communion qu' elle réalise entre les hommes la rend semblable à la
divine communion du Père et du Fils et du Saint-Esprit dans la Trinité. Grâce
à cette communion, elle est l'instrument du salut des hommes. Elle porte en
elle le mystère du sacrifice rédempteur et s'y ressource constamment. Par son
sang versé, Jésus-Christ « est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire
( ... ). Il a obtenu ainsi une libération définitive ». He 9, 12. Le Christ donc est le seul et véritable "agent"
du salut de l'humanité. Et l'Église l'est aussi, dans la stricte mesure où
elle œuvre par le Christ et dans le Christ. Le Concile enseigne: «Seul, en
effet, le Christ est médiateur et voie de salut: or, Il nous devient présent
dans son Corps, qui est l'Église,. et en nous enseignant expressément la
nécessité de la foi et du baptême Mc 16,16 c'est la nécessité de
l'Église elle-même, en laquelle les hommes entrent par la porte du baptême,
qu'Il nous a confirmée en même temps. C'est pourquoi ceux qui refuseraient
soit d'entrer dans l'Église catholique, soit d'y persévérer, alors qu'ils la
sauraient fondée de Dieu par Jésus-Christ comme nécessaire, ceux-là ne
pourraient pas être sauvés.» Lumen Gentium 14 C'est ici que le Concile développe son enseignement
sur l'Eglise en tant qu'agent du salut dans le Christ: «Sont pleinement
incorporés à la société qu'est l'Église ceux qui, ayant l'Esprit du Christ,
acceptent intégralement son organisation et tous les moyens de salut
institués en elle, et qui, en outre, grâce aux liens constitués par la
profession de foi, les sacrements, le gouvernement ecclésiastique et la
communion, sont unis, dans l'ensemble visible de l'Église, avec le Christ qui
la dirige par le Souverain Pontife et les évêques. L'incorporation à l'Église,
cependant, n'assure pas le salut pour celui qui, faute de persévérer dans la
charité, reste bien "de corps'" au sein de l'Église, mais non
"de cœur". Tous les fils de l'Église doivent d'ailleurs se souvenir
que la grandeur de leur condition doit être rapportée non à leurs mérites,
mais à une grâce spéciale du Christ ,. s'ils n'y correspondent pas par la
pensée, la parole et l'action, ce n'est pas le salut qu'elle leur vaudra,
mais un plus sévère jugement.» Lumen Gentium 14 Je pense que ces affirmations du Concile
répondent sans ambiguïté à l'objection que vous formulez dans votre question.
Nous avons là, en effet, la justification de la nécessité de l'Église comme
voie unique du salut. Le Concile dit que si les chrétiens appartiennent
nécessairement à l'Église, les non-chrétiens qui croient en Dieu, de même que
les hommes de bonne volonté, sont "ordonnés" au peuple de Dieu,
c'est-à-dire à l'Église Lumen Gentium 15-16. Pour le salut, ces deux dimensions ont leur importance, et
chacune d'elles comporte des degrés différents. Les hommes sont sauvés par
l'Église, dans l'Église, mais toujours grâce au Christ. L'espace du salut
peut déborder le cadre des apparences formelles. D'autres lieux et modes d'
ordination" au Corps du Christ peuvent exister. Paul VI le rappelait
dans sa première encyclique, Ecclesiam suam, en évoquant la pluralité des « cercles du dialogue du
salut » Ecclesiam
suam, éditions du Centurion. Paris 1964. N" 101-117.. Le Concile a défini ces
"cercles" comme des espaces d'appartenance et d'ordination'' à
l'Église. Voilà le véritable sens de la formule bien connue: «Hors de
l'Église, point de salut. » Comment peut -on ne pas reconnaître que cette affirmation est en réalité aussi ouverte qu'il est concevable! On n'a pas le droit d'y voir la marque d'une espèce d'exclusivisme ecclésiologique". Ceux qui s'insurgent contre ce qu'ils appellent les prétentions exorbitantes de l'Église catholique ignorent probablement ce que signifie en vérité son enseignement. L'Église catholique se réjouit quand les autres
communautés chrétiennes annoncent l'Évangile avec elle, tout en sachant que
les moyens du salut lui sont confiés en plénitude. C'est dans ce contexte
qu'il faut comprendre le terme subsistit de l'enseignement
conciliaire. Cf.: Lumen gentium, n° 8 et Unitatis redintegratio, n° 4. Précisément parce qu'elle est catholique, l'Église
est ouverte au dialogue avec tous les autres chrétiens, avec tous les
membres des religions non-chrétiennes et avec tous les hommes de bonne
volonté. Jean XXIII et Paul VI l'ont inlassablement répété. Ce qu'il faut
entendre par "hommes de bonne volonté" est précisé clairement et en
détail dans le même texte conciliaire, Lumen gentium. L'Église annonce
l'Évangile avec tous ceux qui confessent le Christ. Elle veut indiquer à tous
la voie du salut éternel, c'est-à-dire les principes de la vie dans l'Esprit
et la Vérité. Permettez-moi de vous confier un souvenir d'enfance.
Un jour, mon père m'a donné un livre de prières qui contenait en particulier
une prière de l'Esprit Saint. Mon père m'a conseillé de la réciter· tous les
jours, et je me suis efforcé de le faire. C'est ainsi que j'ai compris, pour
la première fois, le sens de la parole du Christ à la Samaritaine sur les « vrais adorateurs de Dieu», ceux qui l' « adorent en esprit et en
vérité» Cf.: Jn 4, 21-23..
«Jésus dit (à la
Samaritaine) : "Femme,
crois-moi: l'heure vient où vous n'irez ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le
Père. ( ... ) Mais l'heure vient - et c'est maintenant - où les vrais
adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité: tels sont les adorateurs
que recherche le Père". » (C.D.B.) . Il y a eu, depuis cette
époque, beaucoup d'étapes sur mon chemin. Par exemple, avant d'entrer au
séminaire, j'ai fait la connaissance d'un laïc, du nom de Jan Tyranowski.
C'était un vrai mystique. Cet homme, que je considère comme un saint, m'a
fait connaître les grands maîtres spirituels espagnols, et en premier lieu
saint Jean de la Croix. Avant d'entrer au séminaire clandestin, je lisais les
œuvres de ce mystique, surtout ses poésies. J'ai même étudié le castillan
pour pouvoir les lire dans l'original. Ce fut un autre moment décisif dans ma
Vie. Je crois que la suggestion de mon père a joué un
rôle primordial, parce qu'elle m'a orienté vers la "vraie
adoration" de Dieu. J'ai trouvé là le désir et le moyen d'appartenir à
ses « vrais adorateurs », ceux qui l' « adorent en esprit et en vérité ». J'ai redécouvert
l'Église comme communauté du salut. Dans cette Église, j'ai trouvé ma place
et ma vocation. J'ai progressivement mesuré la signification de la Rédemption
accomplie par le Christ et par conséquent la signification des sacrements,
en particulier la messe. J'ai peu à peu compris quel avait été le prix de
notre rachat. Tout ceci m'a fait pénétrer encore plus profondément dans le
mystère de l'Église: précisément parce qu'elle est un mystère, elle a une
dimension invisible. Le Concile nous l'a rappelé: le mystère de l'Église est
plus grand que ne le manifeste sa seule structure visible. La structure et
l'organisation sont au service du mystère. En tant que Corps mystique du
Christ, l'Église nous accueille tous et nous rassemble tous. Ses dimensions
spirituelles et mystiques sont infiniment supérieures à ce dont peuvent
rendre compte toutes les statistiques des études sociologiques. |
A la recherche de l’unité L’exposé que vous venez de faire suscite
immédiatement une nouvelle question. Malgré des résultats incontestables, le
dialogue oecumménique – c’est-à-dire les efforts pour l’unité des chrétiens,
comme le Christ lui-même en avait la prière à son Père – semble conduire
plutôt à des désillusions. L »exemple le plus récent est celui des
certaines décisions de l’Eglise anglicane qui élargissent le fossé,
précisément là où l’on pouvait le plus espérer se rapprocher de la
réunification. Sainteté, quelles sont, sur ce sujet crucial, vos impressions,
vos espérances ? Avant de parler des désillusions, il faut revenir
sur l'initiative du Concile Vatican II qui a rouvert la voie de l'œcuménisme
dans l'histoire de l'Église. Cette entreprise m'est particulièrement chère.
J'appartiens, en effet, à une nation qui, bien qu'elle soit considérée avant
tout comme catholique, demeure enracinée dans une longue tradition œcuménique
. Au cours des siècles de son histoire millénaire, l'expérience polonaise est celle d'un État qui regroupe plusieurs peuples et plusieurs confessions chrétiennes, mais aussi non chrétiennes. Grâce à cette tradition, la mentalité des Polonais a toujours été et reste empreinte de tolérance et d'ouverture envers ceux qui pensent différemment, parlent d'autres langues, croient, prient ou célèbrent autrement les mêmes mystères de la foi. L'histoire de la Pologne a elle-même connu des tentatives concrètes d'unification. L'union de Brest, en 1596, a marqué le début de l'histoire de l'Église orientale, qu'on appelle aujourd'hui l'Église catholique de rite byzantino-ukrainien, mais qui alors était avant tout 1'Église des peuples russe et biélorusse. Je tenais à donner ces précisions avant de parler
des déceptions qui, récemment, ont pu sembler compromettre le dialogue
œcuménique. Je pense que le fait même d'avoir rouvert avec enthousiasme et conviction
la voie qui doit conduire tous les chrétiens vers l'unité garde bien plus
d'importance que toutes ces déconvenues. Au terme du deuxième millénaire,
les chrétiens réalisent de plus en plus clairement que les divisions entre
eux vont à l'encontre de la prière du Christ au cénacle: «Que tous, ils
soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu'ils soient un en
nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m' as envoyé» Jn 17,21 Les chrétiens de différentes confessions et appartenances
ont pu constater l'efficacité et l'actualité de ce vœu du Christ,
particulièrement à travers l'actualité missionnaire, qui s'est intensifiée
considérablement ces derniers temps, aussi bien de la part de l'Église
catholique, comme je l'ai souligné auparavant, que des différentes Églises
et communautés protestantes. Les peuples, auxquels s'adressent les
missionnaires lorsqu'ils annoncent le Christ et son Évangile, ou lorsqu'ils
prêchent les idéaux de fraternité et d'unité, les interrogent immanquablement
sur leurs divisions: laquelle de ces Églises ou de ces communautés est celle
que le Christ a fondée? En effet, Jésus n'a fondé qu'une seule Église et elle
seule peut parler en son nom. Ainsi les expériences faites dans le cadre du
renouveau de l' œuvre missionnaire sont, d'une certaine manière, à la source
de ce qu'est devenu, dans son acception actuelle, le mouvement œcuménique. Le Pape Jean XXIII, lui qui, inspiré par Dieu, a
réuni le Concile, avait coutume de dire que ce qui divise tous les fidèles du
Christ a bien moins de poids que ce qui les unit. Cette affirmation résume
bien l'essence de l'entreprise œcuménique. Vatican II est allé dans la même
direction, comme le montre la Constitution sur l'Église que j'ai déjà citée.
Il faut y ajouter le Décret sur l'œcuménisme, Unitatis redintegratio, et la
Déclaration sur la liberté religieuse, Dignitatis humanae, qui apporte un
éclairage capital sur les perspectives de l'œcuménisme. Ce qui nous unit est plus grand que ce qui nous
divise: les documents conciliaires développent concrètement cette intuition
fondamentale de Jean XXIII. Tous, en effet, nous croyons au même Christ, et
cette foi est essentiellement l'héritage de l'enseignement des sept premiers
Conciles œcuméniques, tenus avant l'an mille. Il existe donc des bases pour
dialoguer, pour élargir l'espace de l'unité, et les échanges doivent aller de
pair avec le souci de dépasser les divisions, dont la
cause principale est la conviction d'être seul à détenir la vérité. NDLR Les divisions sont certainement contraires à tout
ce que le Christ avait établi. Il est impossible d'imaginer que cette
Église, fondée par le Christ en s' appuyant sur les apôtres et sur Pierre,
ne soit pas une. Il est cependant possible de concevoir qu'au fil des
siècles, compte tenu des évolutions politiques et culturelles les croyants se soient mis à interpréter
différemment le message unique du Christ. Toutefois
ces diverses manières de comprendre et de pratiquer la foi dans le
Christ peuvent aussi dans certains cas être complémentaires; il n'est pas dit
qu'elles doivent nécessairement s’exclure. Avec un peu de bonne volonté, on
constate à quel point certaines interprétations de la même foi et certaines
pratiques différentes se répondent plutôt qu’elles ne s’opposent entre
elles. Il faut également définir où commence la division réelle sur la foi la
frontière au-delà de laquelle la foi est compromise. Il semble à cet égard
que les divergences entre les Églises catholique et orthodoxe ne soient pas
très profondes. En revanche, en ce qui concerne les Églises et les
communautés issues de la Réforme il
faut reconnaître qu’elles sont beaucoup plus marquées, parce que certaines
bases fondamentales établies par le Christ semblent bien avoir été
abandonnées. En même temps, force est de constater que les obstacles
psychologiques et historiques sont parfois plus importants face aux Églises
orthodoxes que dans les relations avec certaines communautés issues de la
Réforme. Voilà pourquoi les contacts personnels sont primordiaux. Je m’en
aperçois chaque fois que je rencontre les représentants de ces Églises que ce
soit à Rome ou à 1’occasion des voyages que j'effectue dans les différentes
parties du monde. Le seul fait que nous puissions nous réunir pour prier
ensemble constitue déjà un progrès très appréciable : c'était impensable il y
a quelques dizaines d’années. À ce propos il convient de mentionner certaines
visites que j'ai effectuées et qui ont revêtu une importance particulière du
point de vue œcuménique comme en Grande-Bretagne ou dans les pays
scandinaves par exemple. En général, les résistances subjectives sont plus
importantes là où la division a pris naissance : ainsi, dans le cas du
protestantisme, les réticences sont plus perceptibles en Allemagne et en
Suisse que par exemple, en Amérique du Nord ou en Afrique. Je n'oublierai
jamais ce qu’ont reconnu les représentants des communautés protestantes du
Cameroun lors d’une rencontre œcuménique là-bas: «Nous savons que nous
sommes divisés, mais nous ne savons pas pourquoi. » En Europe le problème se présente d’une façon tout
à fait différente. Malgré tout on peut citer de nombreux faits qui démontrent
à quel point le désir et la recherche d’unité ne cessent de s'intensifier
parmi les chrétiens. Il reste évident que les désillusions dont vous
parlez ne pouvaient pas ne pas être ressenties par les personnes ou les
communautés qui pensaient pouvoir relever de façon simpliste et
superficielle le défi de l'unité des chrétiens. Portés par leur enthousiasme
et leur optimisme beaucoup voulaient croire que le Concile avait déjà réglé
ce problème sur le fond. Mais le Concile n'a fait qu'ouvrir la voie vers
l'unité. Il l'a ouverte avant tout du côté de l'Église catholique et
parcourir le chemin ainsi tracé suppose de progresser patiemment au milieu
des obstacles non seulement doctrinaux, mais également culturels et sociaux,
qui se sont accumulés au cours des siècles. C'est pourquoi il faut d'abord
chercher à se libérer des stéréotypes, de la routine. Mais il faut surtout faire
ressortir l'unité qui existe déjà de facto. Sur cette route, de nombreux progrès ont été
accomplis. À plusieurs niveaux, le dialogue œcuménique est pleinement engagé
et aboutit déjà à des résultats tangibles. De nombreuses commissions de
théologiens travaillent simultanément. Quiconque participe à cette
progression ou la suit admet comme une évidence que l'Esprit Saint est là à
l'œuvre. Personne cependant ne s'imagine que le chemin vers l'unité sera
court et facile. Il faut par-dessus tout prier beaucoup, entreprendre de se
convertir soi-même, apprendre à louer et implorer Dieu en commun, et aussi
œuvrer ensemble pour la justice et la paix, pour une organisation plus
chrétienne de l'ordre du monde et pour que tous les fidèles du Christ
remplissent la mission à laquelle ils ont été appelés dans le monde. Notre siècle, en particulier, a été marqué par des
événements qui vont directement à l'encontre de la vérité de l'Évangile. Je
pense ici aux deux guerres mondiales, aux camps de concentration et d'extermination
... Paradoxalement, il est possible que ces horreurs aient contribué à une
prise de conscience de l'urgence œcuménique parmi les chrétiens divisés.
L'extermination des juifs a pu jouer un rôle particulier et conduire
l'Église et le christianisme à repenser le lien entre l'Ancienne et la
Nouvelle Alliance. Du côté catholique, le Concile Vatican II s' est exprimé
sur ce sujet dans la déclaration Nostra Aetate ; il a contribué à faire
mourir la conscience du fait que les fils d'Israël sont «nos frères aînés »,
grâce au dialogue, notamment dans le cadre œcuménique. Dans l'Église
catholique, l'animateur de ce dialogue avec les juifs est le Conseil pour la
Promotion de l'Unité des Chrétiens, qui a en même temps pour mission de
promouvoir le dialogue entre les différentes communautés chrétiennes. Si l'on prend tous ces faits en considération, il
est difficile de ne pas reconnaître que l'Église catholique s'est engagée
avec conviction dans l'action œcuménique, que la complexité du problème a été
pleinement prise en compte, et que rien n'a été entrepris sans tout le
sérieux désirable. Bien entendu, l'unité réelle ne sera pas et ne peut pas
être le fruit des seuls efforts humains. Le véritable artisan ne pourra en
être que l'Esprit Saint, qui seul saura discerner le moment où les mentalités
humaines auront suffisamment évolué pour que la marche vers l'unité arrive à
son terme. Quand cela arrivera-t-il? Il est difficile de le
prévoir. En tout cas, à l'approche du troisième millénaire, les chrétiens
constatent que le premier millénaire a été celui de l'Église unie, que le
deuxième a connu, aussi bien en Orient qu'en Occident, de profondes ruptures
qu'il est aujourd'hui urgent de dépasser. Il
faut du moins que l'an deux mille nous trouve moins divisés, plus disposés à
emprunter la voie de l'unité pour laquelle le Christ priait la veille de sa
Passion. L'enjeu de cette unité est énorme. Il s'agit, d'une certaine
manière, de l'avenir du monde, de l'avenir du Royaume de Dieu dans le monde.
Les faiblesses et les obstacles humains ne peuvent empêcher la réalisation
du dessein de Dieu pour le monde et pour l'humanité. Si nous nous rappelons
tout cela, alors nous pouvons regarder l'avenir avec un certain optimisme.
Nous pouvons être persuadés que « Celui qui a commencé en nous cette œuvre
excellente en poursuivra lui-même l'accomplissement jusqu'au bout! ». |
Pourquoi les
chrétiens sont-ils divisés ? Les
desseins de Dieu sont souvent insondables, et c’est seulement dans l’au-delà
qu’il nous sera donné de « voir » et donc de comprendre. Mais
peut-être est-il, dès aujourd’hui, possible d’esquisser une réponse à la
question que tant de fidèles se posent depuis des siècles ? Pourquoi
l’Esprit-Saint a-t-il permis tant de divisions profondes et d’hostilité entre
ceux qui affirment croire au même Evangile, en disciples du même
Christ ? EFFECTIVEMENT, nous ne pouvons que nous
interroger: pourquoi l'Esprit Saint a-t-il permis toutes ces divisions ? En
général, leurs causes et les avatars historiques qui y ont conduit sont
connus. On peut cependant se demander si les apparences ne cachent pas une
explication située au-delà de l'histoire humaine. À cette question nous pouvons proposer deux
réponses. La première, plus négative, reconnaît dans les divisions le fruit
amer des péchés des chrétiens. L'autre, plus
positive, est inspirée par la confiance en Celui qui, du mal, des faiblesses
humaines, peut tirer un bien: les divisions ne vont-elles finalement pas
permettre à l'Église de découvrir la multiplicité des richesses contenues
dans l'Évangile et dans la Rédemption du Christ? Peut-être ces richesses
n'auraient-elles pas pu être découvertes autrement... NPLR Dans une perspective plus générale, il est sûr que
l'homme a besoin d'une certaine dialectique pour développer ses capacités de
connaissance et d'action. L'Esprit Saint, dans sa bienveillance divine,
n'a-t-il pas tenu compte de cette réalité humaine? Ne faut-il pas que le
genre humain parvienne à l'unité par la pluralité, qu'il apprenne à être une
seule Église dans le pluralisme des formes de pensée et d'action, de culture
et de civilisation? Une telle interprétation ne correspond-elle pas, au moins
en partie, à la Sagesse, à la bonté et à la Providence dont Dieu a toujours
fait preuve à l'égard de ses créatures? Mais ces considérations ne peuvent justifier des
divisions qui vont en s'accentuant! Il faut qu'à un moment donné se manifeste
l'amour qui unit. De nombreux faits peuvent donner à penser que nous arrivons
précisément à un tel moment. Voilà pourquoi l' œcuménisme revêt une telle
importance pour le christianisme. Il est notre réponse à l'appel contenu dans
la première Épître de saint Pierre, qui nous demande de « rendre raison de
l'espérance qui est en nous ». 1P3,15 Le respect mutuel est la condition préalable à un
authentique œcuménisme. J'ai rappelé tout à l'heure mon expérience
personnelle à cet égard, liée à l'histoire de mon pays natal, en soulignant
que les événements historiques y ont formé une société caractérisée par une
grande tolérance, où cohabitent plusieurs confessions et plusieurs peuples.
Alors qu'en Europe occidentale on jugeait et on brûlait les hérétiques, le
dernier roi polonais de la dynastie des Jagellon donnait la preuve de cette
tolérance en déclarant: «Je ne suis pas le roi de vos consciences ». Rappelons-nous,
par ailleurs, que le Seigneur Jésus a chargé Pierre d'une mission pastorale,
lui demandant de veiller à l'unité du "troupeau". Le ministère du
successeur de Pierre comprend donc également le service de l'unité, et cette
responsabilité s'exerce jusque dans la dimension œcuménique. La tâche du
Pape est de chercher inlassablement les voies qui permettent d'affermir l'unité.
Il ne doit donc pas créer des obstacles, mais au contraire ouvrir des voies.
Il n'y a là aucune contradiction avec la mission que Jésus a confiée à Pierre
en lui disant: «Affermis tes frères.» Lc 22.32 . Il est d'ailleurs significatif que le Christ
ait prononcé ces paroles peu de temps avant que Pierre ne Le renie. Comme si
le Seigneur Lui-même avait voulu lui dire: "Souviens-toi que toi aussi
tu es faible, que toi aussi tu as constamment besoin de te convertir. Tu ne
peux affermir les autres que si tu as conscience de ta propre faiblesse. Je
te donne comme mission de témoigner de la vérité, la merveilleuse vérité de
Dieu, révélée pour sauver l 'homme, mais cette vérité ne peut être prêchée et
atteinte autrement que par l'amour." Il faut toujours « veritatem
facere in caritate (faire la vérité dans la charité) Ep 4,15 |
Editions Plon-Mame1994