Transmettre ce que nous avons reçu

Campagne 2008 du Mouvement chrétien des Retraités

 

Depuis quelques années, les thèmes qui sont proposés aux équipes MCR essaient de coller à l'actualité pour inviter les membres du mouvement à réfléchir à partir de leur vie de tous les jours.

 

Au cœur du XXle siècle...

 

En 2004-2005, les équipes étaient invitées à partager leurs préoccupa­tions à partir du mystère de l'homme. Non pas pour faire de la philosophie, mais en relisant un grand texte du concile qui posait ainsi la question: "Le nombre croît de ceux qui, face à l'évolution présente du monde, se posent les questions les plus fonda­mentales. Qu'est-ce que l'homme? Que peut apporter l'homme à la société? Que peut -il en attendre? Qu'adviendra-t-il après cette vie 1" (1).

Les questions étaient tout à fait d'ac­tualité: mondialisation, relations entre les hommes par les moyens moder­nes (Internet.. .), dignité de l'homme (euthanasie, terrorisme.. ..), sens et respect du corps. . .

En 2005-2006, parce que beau­coup de nos contemporains étaient inquiets (peur de la précarité, peur de la maladie grave, peur du pouvoir grandissant de l'argent, peur de la présence de frères immigrés dans notre pays, peur de la violence.. .), le thème d'année invitait les équipes à réfléchir à ces peurs et à dire cepen­dant le "quand même" de la foi et de l'espérance chrétiennes, à l'exemple du pape qui ne cessait de crier: "N'ayez pas peur". Il nous fallait nous redire les uns aux autres que" vivre la Bonne Nouvelle au cœur du XXI" siècle" était possible.

 

Au cœur du monde...

 

En 2006-2007, il s'agissait encore de s'entraider à vivre ensemble, mais en élargissant notre horizon au niveau de l'Europe. Certaines équipes ont pris peur: "Allons-nous faire de la poli­tique 1" Après quelques mois, les mêmes disaient: "Nous avons fait des découvertes; nous ne connaissions même pas les religions de certains de nos amis européens." Il s'agit d'ouvrir des frontières (et surtout la frontière de notre cœur), de vivre des réconciliations. Les plus anciens parmi nous savent qu'il a fallu des années pour que la réconci­liation se fasse d'un côté et de l'autre du Rhin. Les équipiers ont compris pourquoi il y avait un point d'interroga­tion au thème d'année: "En Europe, vivre en frères ?"

Le MCR est bien un mouvement qui cherche à nourrir une vie spirituel­le, mais à partir des réalités de la vie. Un grand spirituel écrivait: "Pour un chrétien, la spiritualité ne peut pas se contenter d'éveiller l'individu à une intériorité pacifiée; elle doit, en fidélité au projet divin de l'Incarnation, prendre en charge la détresse du monde" (2).

Emmanuel Mounier exprimait la même conviction, mais dans un langage plus rude: "Ne soyons pas des êtres atrophiés qui man­gent de l'idéal, c'est-à-dire du vent, quand il n'y a de nourriture que le Dieu vivant et la tendre humanité."

La Campagne d'année s'inté­resse à la fois au Dieu vivant et à a tendre humanité.

 

... être des "passeurs"

 

    Cette année le thème de notre  réflexion, c'est "la transmission".

Encore un sujet bien lointain, diront certains esprits chagrins. Et pourtant, est-ce que les grands-parents" n'ont pas envie de transmettre des valeurs à leurs petits-enfants? Est-ce qu'ils ne souffrent pas de voir que, dans un contexte d'indiffé­rence, la foi dont ils vivent n'a pas encore saisi des proches qu'ils aiment? Autant en parler ensemble et partager les joies et  les peines.

                                            

Le livret des diocèses de l'Ouest pose bien la question: "Le problème de la transmission entre les hommes, c'est que ni les personnages, ni les moyens de la transmission ne sont parfaits, ni parfaitement adaptés les uns aux autres; en outre, ils peuvent subir des dérangements, des perturbations : ma grand-mère tricoteuse parlait à moitié patois et son chaton venait jouer avec la pelote de laine; ­moi, qui étais contente d'apprendre à tricoter, j'avais tout de même envie d’aller jouer avec mes frères qui couraient autour de la maison."

Nous sommes alors invités à relire et méditer la parabole du semeur et à chercher pourquoi certains grains ont germé et pas d'autres, pourquoi cer­taines plantes ont donné de belles fleurs, tandis que d'autres n'ont pas eu de fruits?  

Un autre livret, celui de Lyon, nous montre comment ce thème s'inscrit dans la continuité des précédents: "II nous faudra tenir compte et du passé et de ceux qui feront l’avenir. Mais cela ne veut pas dire ne pas s’occuper du présent. Pas plus que lorsque nous parlions de « la Bonne Nouvelle au XXI° siècle » ou de « la fraternité au temps de l’Europe ». C’est dans le monde d’aujourd’hui et à partir des réalités de notre temps que nous avons à réaliser notre vocation de « transmettre », de « passeurs »

Lors des Semaines sociales de 2005 dont le thème était « Transmettre. Partager des valeurs. Susciter des libertés », bien que les conférenciers ne soient pas, en général, des optimistes naïfs face à une société complexe, certains n’ont pas hésité à aller à contre-courant du pessimisme engendré par la plupart des médias. Ainsi, le journaliste et écrivain Jean-Claude Guillebaud : « Il est des cas bien plus nombreux qu’on le croit où la transmission, ça marche ! Y compris dans les banlieues, y compris de la part de jeunes dont le père était quelquefois analphabètes, en général ouvrier faisant les trois huit… La transmission a malgré tout marché. Je regrette que l'on n'ait pas davan­tage retenu cette bonne nouvelle des banlieues !" (3)

Il est vrai, cependant, que la plupart des intervenants souli­gnaient que la transmission est essentielle, mais qu'elle est diffi­cile. Ce que notait Michel Cam­dessus en conclusion de ces Semaines sociales: "Elle est ce qui permet à l'enfant de revêtir son humanité, mais elle n'est possible que dans une confiance

mutuelle qui implique le changement de celui qui transmet et de celui qui reçoit. .. Chassons l'illusion de la transmission sans pei­ne, de la reproduction à l'identique de génération en génération; cela relèverait du clonage, non de la vérité de la vie des sociétés".

Le grand "transmetteur", pour les chrétiens, c'est l'Esprit saint  et il nous faut certainement nous mettre à son écoute. Le livret de la Campagne d'année des diocèses du Midi nous y invite, dans un poème qui est aussi une prière:

Aujourd'hui,

Nous croyons que

Dans la terre de l'hiver,

Le grain est déjà germé.

Nous croyons

Que le petit grain de sénevé

va devenir un arbre

Où les oiseaux iront chanter.

Nous croyons Que le filet est jeté à la mer

C'est avec Foi et confiance

Que nous te disons

Notre Père.           ­

                             Claude Courtois

 

(1) Constitution Gaudium et Spes (L'Église dans le monde de ce temps), 10, §1.

(2) Michel Rondet, Écouter les mots de Dieu, éditions Bayard, p.124.

(3) Jean-Claude Guillebaud faisait ici allu­sion au livre de Aziz Senni, L'ascenseur social est en panne, alors j'ai pris l'escalier, éditions L'Archipel, 2005.

 

 

Les paradoxes de la transmission

 

Dans son livre Tu quitteras ton père et ta mère, dont voici un extrait, le psychanalyste Philippe Julien met en évidence ce qu’il nomme « la loi du désir ». Cette loi existe depuis les origines de l’humanité.

Elle est énoncée dans le livre de la Genèse : « L’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair », et c’est elle qui fonde la conjugalité.

 

[…] Cette loi, comment se transmet-elle ? De qui la recevons-nous ? Pour y répondre, procédons selon trois étapes :

 

  1. Pas d’alliance conjugale sans rupture avec la famille d’où l’on vient. « Loi d’airain », disait Lévi-Strauss.

C’est ou bien la famille originaire, ou bien l’alliance conjugale. Celui ou celle qui veut les concilier trahit son lien conjugal. En effet, le lien filial maintenu fait échouer le pacte avec son conjoint ou sa conjointe. L’anthropologie déclare que toute la société énonce la nécessité de choisir, selon la loi de l’interdit de l’inceste. Mais suffit-il que la société l’énonce ?

 

2. Pas de rupture possible sans transmission parentale. En effet, ce que la société promeut, elle ne peut le réaliser elle-même. L’anthropologie énonce une structure élémentaire, mais fait silence sur le pouvoir d’accomplir ce qu’il énonce. Il y a là un étrange paradoxe : seule la famille d’où l’on vient et que l’on quitte peut transmettre cette loi du désir et ainsi donner le pouvoir de l’effectuer par une alliance conjugale. Mais à quelle condition ?

 

3. Pas de transmission sans conjugalité fondatrice de la parentalité. Telle est la condition : la famille d’origine ne doit pas être fondée sur la parentalité, mais, à l’inverse, c’est la conjugalité d’un homme et d’une femme qui fonde la parentalité.

 

Cela n’est pas à interpréter en termes biologiques : seule la fécondation permet d’avoir des enfants. Cette réduction « scientifique » voue à l’échec le véritable enjeu de la transmission à la génération suivante. En effet, seuls une mère et un père qui ont été et restent encore l’un pour l’autre femme et homme peuvent transmettre la loi du désir à leurs enfants devenus grands.

Nous retrouvons là le même paradoxe : à être toute-mère, à être tout-père, tournés vers la génération suivante,il y a, certes, respect du bien et des droits de l’enfant, et pourtant une transmission reste manquante.

Ce qui est surprenant, c’est que la vraie filiation est d’avoir reçu de ses parents le pouvoir effectif de les quitter à jamais, parce que leur conjugalité était et reste première.

Autrement dit, mettre au monde, ç’est savoir se retirer, de telle sorte que les descendants soient capables à leur tour de se retirer. Ainsi les parents qui, grâce à leur conjugalité, restent dans leur propre génération, ne font pas peser sur leurs enfants devenus adultes le poids d’une dette de réciprocité. L’enfant n’a pas à donner en retour aux parents autant d’amour qu’il en a reçu d’eux. Non, l’amour descend de génération en génération, mais ne remonte pas,. S’il procède de la loi du désir.

Comme le disait un jour Françoise Dolto, « honorer ses parents c’est très souvent leur tourner le dos  et  s’en aller en montrant qu’on est devenu un être humain capable de s’ assumer ».

Cette perte de l’origine, cette dé-prise, ce laisser-être Gelassenheit, n’est possible que grâce à des parents qui,  en raison de leur conjugalité (unique ou multiple), ont pu comprendre que « mettre au monde », c’est savoir se  retirer, de même que la mer crée le rivage : en se retirant.

Il s’agit là d’une  négation créatrice adressée à l’enfant « Tu n’es pas l’objet de notre jouissance »,  moyennant quoi il pourra se tourner ailleurs, vers et selon sa propre génération. C’est bien la signification de la castration libératrice.

En effet, à la génération suivante, lors que l’enfant devenu homme ou femme rencontrera l’épreuve de la limite de l’amour et celle de l’irréductible altérité de la jouissance, alors la loi du désir qu’il ou elle aura reçue lui permettra d’avancer dans la conjugalité et de ne pas défaillir.

Extrait du livre de Philippe Julien

« Tu quitteras ton père et ta mère »

Champs Flammarion 2002

Dans la revue Accueil-Rencontre n°238 page 7