Xavier Thévenot, compagnon spirituel dans la souffrance

Témoignage d’Emmanuelle PRAVIEUX 1

 

Le point de départ de ma présence parmi vous pourrait être qualifié de hasard: un jour, en feuilletant un numéro de la revue Alliance, je suis arrivée à un article intitulé « L'empreinte de Xavier Thévenot». Attirée par le sous-titre « la souffrance, un lieu d'obscurité », je suis allée direc­tement à ces quelques lignes: « La souffrance n'est pas rédemptrice, c'est­-à-dire libératrice. Déshumanisante au contraire car, loin de libérer, elle aliène. Elle ne fait donc pas plaisir à Dieu. Ce qui plaît au Créateur, c'est que l'homme s'humanise. Et humaniser la souffrance, c'est essayer de renouer avec les autres et le Père Ile lien qui a été cassé par la douleur. Ce qui est rédempteur, ce n'est pas la souffrance elle-même mais la tentative que l'on fait pour sortir de soi au cœur de l'épreuve. Seule une présence chaleureuse de personnes bien portantes, attentives à ce que vivent les malades, peut permettre cette humanisation de la souffrance. »2

À la lecture de ces lignes, dans le calme de ma chambre, j'ai été pro­fondément remuée : Xavier Thévenot venait de me donner les mots que je cherchais depuis toujours pour exprimer ce qu'avait été ma relation avec Dieu lors d'événements douloureux; des mots révolutionnaires parce qu'éloignés des stéréotypes ou des raccourcis, en particulier de ceux que l'on peut entendre - dits ou suggérés - quand on fait partie de la famille chrétienne.

Suite à cette lecture, j'ai évidemment eu envie d'en savoir plus sur ce que Xavier Thévenot avait écrit à propos de la souffrance. Alors j'ai lu « Avance en eau profonde!» et un livret intitulé « La souffrance » aux Éditions Don Bosco. Tout ce qui n'avait été jusqu'alors qu'intuitions s'est trouvé confirmé par ses écrits. J'ai été fortifiée dans cette idée : adresser à l'homme souffrant un discours clef en main, entre autre sur Dieu, ne per­met pas de le rejoindre.

Je voudrais donc vous partager ce que j'ai reçu comme un écho à ma vie; éclairage rétroactif certes, puisque, lorsque j'ai découvert ces textes, les années douloureuses s'inscrivaient dans le passé.

En espérant ne choquer personne, je prendrai une liberté; j'ai trouvé en Xavier Thévenot un grand compagnon, au sens latin du terme: nous avons mangé du même pain. Alors je continuerai en l'appelant Xavier.

«Avance en eau profonde! »

L'article d'Alliance commençait par une citation de Xavier, extraite du livre «Avance en eau profonde! ». Ce titre tiré de l'évangile de Luc, où Jésus invite Simon, revenu bredouille, à retourner pêcher vers une eau plus profonde, m'avait particulièrement accrochée évoquant pour moi les eaux profondes de la souffrance. Un soir, quelque temps après la mort de Claire, notre quatrième enfant, j'avais confié à une amie que je sentais cet appel du Père à ne pas fuir la douleur qui m'envahissait. J'avais eu alors l'intuition que si je répondais « oui », je connaîtrais les profondeurs des profondeurs de la souffrance. Et en même temps, malgré la peur de ce que cela pouvait dire, quelque chose m'avait poussée à accepter: sans vraiment pouvoir le formuler à l'époque, une intuition qui me disait que cela prendrait sens un jour. Et si cela peut sembler absurde d »’avoir choisi délibérément de se laisser emporter par la souffrance, alors, Je reprendraI les mots de Simon: « Maître, ( ... ) sur ta parole, je vais lâcher les filets. »3

« Sur ta parole ... » , écho, ce soir-là au fond de mon coeur, aux paroles d'un Christ qui me disait «avance en eau profonde, aie confiance en moi. »

Pas de recettes ou de conseils

Ce qui m'a beaucoup frappée dans tout ce que j'ai lu de Xavier, c'est la prudence qu'il met dans ses paroles: jamais il ne dit ou écrit. « il faut… » , jamais ses lignes ne sont des recettes ou des conseils. A plusieurs reprises, il utilise les termes « tenter », «essayer ». II reconnaît que vivre dans la souffrance n'a rien d'une simple tâche: «c'est difficile » dit-il plusieurs fois.

Tenter, essayer, c'est avoir le droit de ne pas y arriver, c'est avoir la possibilité de recommencer. C'est s'entendre dire que rien n’est attendu de vous, rien n'est exigé et c'est précieux quand on fait l’expérience  de la souffrance. À la lecture de Xavier, j'ai retrouvé en moi les paroles discrè­tes de Dieu qui en réponse à ma détresse me murmurait «tente, essaye d'avancer, va à ta façon.»

Si je m'étais engagée pleinement pour avancer en eaux profondes, le « oui » donné ne m'annonçait pas la facilité et la première douleur quI s'ajouta à la mort de notre bébé fut de perdre rapidement tout lien d'évi­dence avec Dieu : après avoir vécu une fol confiante, sans connaître de doute particulier, la confrontation avec la disparition de Claire m'a placée devant l'immense interrogation de la résurrection. Face à ceux qui me disaient trop vite « elle est vivante », je n'avais que le vide et l'absence pour réponse. Le mot de résurrection n'avait plus rien de palpable.

II est vrai que face à la souffrance, il n'y a que tentatives et essais tant la douleur met à mal car, comme Xavier le souligne, elle enferme dans des sentiments contradictoires. Lorsqu'on a découvert que j'avais un cancer et pendant les mois de traitement qui ont suivi, il me semblait naturel d'être entourée, réconfortée, choyée. Mais cela voulait dire entrer en relation et là, peu de paroles étaient capables de me rejoindre; avec des sentiments à fleur de peau, j'oscillais entre l'envie de communiquer et l'envie d'être seule. Dans ce balancement, je m'enfermais.

J'ai alors goûté ce qui semblait être l'absence de Dieu et fait miennes les paroles du Christ: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu aban­donné? »4 Et pour ne pas me laisser envahir par le poids de cette ques­tion, j'ai fait en sorte de garder un lien avec Dieu, aussi ténu soit-il. Je n'ai cessé de le questionner, seule manière de ne pas rompre définitivement notre relation. Si je tentais aussi de trouver des réponses auprès de Lui, c'était que celles toutes faites de ma foi sereine d'antan et des chrétiens rencontrés ne m'apaisaient pas

« Beaux discours et les belles théories »

Au début d'une conférence, Xavier énonce quelques-uns de ce qu'il nomme « les beaux discours et les belles théories» : « Dieu éprouve spé­cialement ceux qu'il aime », « réjouis-toi parce que tes souffrances servent à sauver le monde », « offre tes souffrances à Dieu ».5 J'ajouterai à sa suite « ta foi te rend forte », « l'épreuve rapproche de Dieu », « fais confiance » ... Ce dont je n'ai jamais douté, c'est que les personnes qui m'ont parlé en ces termes n'avaient qu'un désir: m'aimer et me soutenir.

Mais cet appel à une façon d'être chrétien dans la souffrance, à un de­voir-être me paraissait bien défini et ne m'aidait pas, au contraire. Je n'y correspondais pas: à l'inverse de ce que la parole ambiante me promettait de vivre, je ne sentais plus la présence de Dieu.

Aussi quand j'entendais parler de chrétiens, atteints de cancer par exemple, fortifiés par l'épreuve dans leur foi: dans. Leur relation à Dieu, devenus de grands priants, je prenais la fuite soit intérieurement soit même physiquement. Lors d'un rassemblement, assise dans l'herbe avec un couple, lui me raconte comment sa belle-mère vivait son cancer dans une très grande confiance, dans une relation avec Dieu très forte. A l'appel des cloches, il me propose de me joindre à eux pour l'Eucharistie :. autant vous dire que j'ai décliné l'invitation. J'avais le sentiment qu'on m’invite à un rassemblement de bien-croyants bien-portants; à aucun moment, Je n'avais eu la possibilité de dire ma détresse de croyante, déconnectée de Dieu.

Humaniser la souffrance

Non la souffrance n'est pas une belle expérience! Quand les épreuves se sont présentées elles m'ont fait l'effet d'un coup-de-poing donné en plein ventre, avec une violence inouïe. Sous la douleur fulgurante, je n’ai pu que me recroqueviller et tomber à genoux, sûre que tout était détruit. Tout est vrai dans les mots de Xavier: « la souffrance ( ... ) Isole, déprime, brise les forces de vie, pèse parfois lourdement sur mon entourage, me fait même parfois désirer d'en finir avec mes jours. »6

Pourtant il dit aussi que Dieu nous appelle à humaniser notre souf­france. Ça m'a d'ailleurs frappée de voir qu'il ne dit pas qu'on est appelé à la diviniser. Mais comment s'humaniser au cœur de l'épreuve? Un jour, sur le parking de l'immeuble, je discutais avec une voisine dont la sœur était morte d'un cancer. Elle me racontait combien il avait été dur de l'ac­compagner. J'ai fait écho à ses paroles : moi aussi, la souffrance m'avait rendue quelquefois égocentrique, dure, voir tyrannique.

Alors comment faire pour sortir de ce chemin-là? Xavier invite à une première démarche: se décentrer. Pourtant, il part du constat que la souf­france fait régresser, et que le malade devient le centre du monde. Je me rappelle de cet épisode: j'avais pris rendez-vous chez un médecin; je lui raconte comment s'organisent les journées de chimio, qui avaient lieu en ambulatoire pendant les heures scolaires. Apprenant que le traitement n'avait pour ainsi dire pas d'incidence sur l'organisation de la vie de fa­mille, elle me conseille de rappeler à chacun qu'il doit davantage prendre soin de moi. C'est ce que je fis pendant le dîner. Ce fut un désastre! Un des enfants envoya sa chaise valser et partit dans sa chambre, l'autre se mura dans le silence, la fin du repas fut sinistre; je regrettais mes paroles et « opérant un mouvement de décentrement»7, pour reprendre les ter­mes de Xavier, je décidais dès le lendemain de bifurquer. À partir de ce jour-là, j'ai fait en sorte d'être aidée et aimée mais sans l'exiger. Je suis sortie de moi en comprenant que, plus que moi-même, c'était les enfants et Jean-Jacques qui avaient besoin d'être aimés et rassurés. Les mois qui ont suivi furent, en famille, sereins.

Une autre façon de se décentrer dont parle Xavier, c'est d'avoir le cou­rage du premier pas, la force d'aller vers l'autre pour lui dire « tu sais, je touche le fond », car dit-il quand on désespère la seule façon de croire à l'amour, c'est la présence d'un ami. Après la mort de Claire, je suis passée par une énorme dépression. Un matin, j'ai appelé sa marraine, lui disant que ça n'allait pas; elle a fait 200 km ce jour-là pour venir s'asseoir quelques heures à mes côtés dans le canapé où, à cette époque-là, je passais mes journées. Ce moment est resté gravé dans ma mémoire comme un cadeau immense, une preuve d'amour infini : quelqu'un, riche de santé, venait rejoindre la pauvreté de mon être.

Xavier indique encore une autre voie: se tourner vers le Christ en croix. Les années de désert que j'évoquais tout à l'heure ne m'ont pas per­mis de faire consciemment cette démarche. Mais cela m'a fait penser aux paroles d'un grand-père rencontré depuis lors, au cours d'un repas: il di­sait qu'il trouvait vraiment dommage qu'il n'y ait pas dans les églises, un Christ glorieux à la place d'un Christ en croix, somme toute fort peu ac­cueillant. Intérieurement, je me suis dit: et l'homme souffrant entrant dans cette église, se reconnaîtrait-il dans ce Christ glorieux? Non, assurément pas. Parce qu'isolé des hommes, marginalisé par la souffrance, il le serait alors de ce Christ-là, pouvant lui dire comme un reproche « je n'ai rien à voir avec toi; moi, en ce moment, c'est pas la gloire. »

Or Xavier rappelle que le Christ en croix a fait l'expérience de tout homme souffrant: il s'est senti abandonné, il a eu peur, il a été vidé de ses évidences ... Chaque homme souffrant est donc appelé à se reconnaître en Lui. Le bon larron l'a bien compris, seule personne qui ose échanger avec le Christ, des paroles de souffrant à souffrant. Lors d'une discussion avec Anne-Marie, ma très grande amie, atteinte elle aussi d'un cancer, on avait parlé de la solitude éprouvée dans notre être, malgré la présence d'un en­tourage aimant. C'était évident qu'il n'y avait qu'avec elle que je pouvais partager cela: je trouvais qu'aborder ce sujet avec un proche bien-portant, c'était prendre le risque qu'il se sente rejeté alors qu'avec Anne-Marie, j'étais sûre d'être comprise parce que notre expérience était commune.

Xavier dit aussi que les personnes qui ont vécu des situations de souf­france en sortent avec un souci plus grand de ceux et celles qui souffrent. Quand Anne-Marie arriva dans les derniers mois de sa vie, j'ai senti com­bien les événements passés m'aidaient à être à ses côtés, sans avoir peur de mal faire. Car la souffrance m'avait enseigné cela: auprès d'elle, mes premières paroles devaient être « apprends-moi ce que je peux faire pour toi, dis-moi de quoi tu as besoin. » Car, comme le dit si bien Xavier, « ( ... ) chacun a une façon unique de subir la souffrance et de l'assumer. »8. Avoir le souci de demander cela à Anne-Marie, c'était m'effacer pour lui donner la première place, sa place, et être ainsi à ses côtés, pauvre avec elle. Pauvre comme le jour, où lui demandant ce qu'elle préférait, nous avons décidé ensemble que je ne l'appellerais plus chaque jour, mais tous les trois jours, le souffle lui manquant pour parler au téléphone.

Cependant, parce que Xavier sait bien que la souffrance peut aussi nous laisser définitivement dans la révolte, l'amertume ou la rancœur, il explique qu'on ne peut avoir cette attitude de service que dans la mesure où on a repris devant Dieu et devant soi-même la situation de souffrance.

Symboliser à l'image de Marie

Xavier a raison de souligner que se tourner vers Dieu seul ne suffit pas ; cela peut même être une fuite, le considérant comme tout puissant, capable de m'extirper de la gangue de la souffrance, sans que j'aie à parti­ciper à cette tâche. Pour me remettre debout, j'ai bien senti que je devais aussi reprendre devant moi-même les événements vécus.

Dans « Avance en eau profonde! », une page m'a particulièrement fait écho; elle s'intitule « Le travail symbolique de Marie ». Elle commence par le dernier verset de l'évangile de la nuit de Noël que Xavier cite dans sa traduction grecque: «Marie conservait ensemble (sun-etêrei) toutes ces choses, les symbolisant (sum-ballousa) dans son cœur. »9  Ainsi il met en valeur le préfixe grec de ces verbes : « sum » qui veut dire « mettre ensemble ». Il y a longtemps, j'avais ressenti la souffrance comme une bombe qui avait fait exploser ma vie en mille morceaux. À l'image du puzzle défait, il m'a fallu reprendre petit à petit chacune des pièces, lui trouver sa place, et l'assembler aux autres pour découvrir le nouveau vi­sage de ma vie.

Xavier souligne aussi que la souffrance dépasse la capacité d'inté­gration dont on disposait jusqu'alors et qu'en conséquence, elle doit être travaillée intérieurement; pour moi, ce travail ne commença que lorsque je fus capable d'accepter pleinement la solitude jusqu'à l'apprécier, car elle me donnait la possibilité de faire une relecture de ma vie. J'ai ainsi méta­bolisé la souffrance petit à petit.

À l'image de Marie, je me suis mise face aux événements heureux et douloureux et je les ai symbolisés en les mettant en relation. J'ai pu ainsi lier le souvenir du bonheur dont je pris conscience un jour d'été, lorsque Claire était avec nous, avec celui de la désolation face à son absence, jus­qu'à pouvoir faire mémoire de l'essentiel : l'amour donné et reçu.

En guise de conclusion

Après toute une reconstruction psychique, puis physique, voilà ce qu'il en fut spirituellement. J'avais donc, comme je vous le disais tout à l'heure, décliné l'invitation à participer à l'eucharistie que j'ai surnommée celle des biens-croyants bien-portants. En fait, après avoir attendu un bon moment, je me suis approchée et je suis venue à la porte de l'église où la messe se terminait. Là soudainement, dans un grand cri intérieur, j'ai dit à Dieu: «je t'en veux à mort de tout ce que j'ai eu à vivre! ». Au même moment, le voile de souffrance s'est déchiré et j'ai retrouvé Dieu, pleinement. De­puis, il m'a été donné de remercier pour ce que les mots de Xavier disent  si bien: « le Dieu discret qui se révèle à Emmaüs, c'est un Dieu ( ... ) qui me sépare de lui pour m'ouvrir à autrui. »10

Pour finir, j'oserai donner la parole à des mots conservés longtemps dans mon cœur, par prudence : si tout cela était à refaire, je n'y changerais rien. Parole que j'éclairerai par cet écrit de Xavier: «(Marie) ne met-elle pas, au cœur de sa prière, le faire-mémoire de l'eucharistie, invitant cha­que chrétien à se souvenir régulièrement des deux « excès» de l'amour de Dieu, véritables fondements de sa vie: celui du Christ qui est allé, dans la liberté de l'Esprit, jusqu'à la passion de la croix, et celui du Père qui res­suscite le Fils, ouvrant à tous la Vie éternelle? »

Extrait de  Xavier Thévenot : Passeur d(humanité

Acte du colloque de Lyon 22-23 octobre 2005

Editions Don Bosco 2009

 

1) Institutrice, mariée, quatre enfants  -  

2) « L'empreinte de Xavier Thévenot » , page 42, Yves de Gentil-Baichis, Alliance, novembre-décembre 2004

3)  Evangile de Luc 5,5 -  

4) Évangile de Marc 15, 34 – 

5) La Souffrance Editions bon Bosco p. 5-6  -    

6) La souffrance p.6 - 

7)  La souffrance p. 18

8) La souffrance, page 14, Éditions Don Bosco  -  

9) « le travail symbolique de Marie », page 36. Avance en eau profonde !, Desclée de Brouwer, 1997

10) « Jésus fait semblant ou le Dieu discret! », pages 106 et 107, Avance en eau profonde !,

11) « Le travail symbolique de Marie », page 38, Avance en eau profonde !