L’efficacité et
la « validité » des sacrements La manière
d'aborder les sacrements a été marquée par l'histoire, la sociologie et les
conflits de l'époque. Et comme à cette période de troubles ont succédé des périodes
d'incertitudes - c'est classique - le premier problème qui s'est posé a été
celui de la validité des sacrements. On se trouvait quand même devant un
certain nombre de prêtres dont la vie était problématique, dont l'ignorance
restait parfois très grande. Un certain nombre d'entre eux ne savaient ni
lire, ni écrire mais ils savaient par cœur les paroles de la messe. La
question de la validité s'est posée parce que ce n'est pas parce qu'un prêtre
est là qu'il a vraiment dit la messe. Donc quelles sont les conditions
réelles pour que l'Église s'engage - car c'est l'Église qui s'engage - dans
le rite posé? Cette question de la validité était historiquement nécessaire,
il ne faut pas le nier. La réflexion a permis de préciser les choses, de
savoir quand il y avait sacrement ou quand il n'y avait pas sacrement. De
temps en temps, cette hésitation exprimait une angoisse. L'Église s'est
appuyée sur la théologie scolastique - or il peut y avoir d'autres théologies
des sacrements - et cela a provoqué le repliement de l'univers sacramentel
sur le moment crucial de l'établissement du sacrement. C'est la théorie du
minimum. Naguère, à la messe, on appelait la liturgie de la parole
l'avant-messe. La messe comptait « de calice
découvert à calice recouvert ». Si vous étiez présent pendant ce temps-là, vous aviez eu
«votre» messe! Donc toute la puissance symbolique - au sens du sacrement
«poreux» dont je parlais tout à l'heure - s'est évanouie devant la rigueur de
la validité, devant l'obligation de bien poser les mots. Cela entraîne une
seconde conséquence: la distinction entre ritualité et liturgie. Parce que
c'est le moment aussi - on aborde le XIVe siècle - où les autels
s'éloignent, où la langue latine ne sera plus comprise et où la validité va
définir les rites minimaux obligatoires que le prêtre doit poser devant une
assemblée. On quitte la liturgie puisque la liturgie demande au prêtre de
célébrer avec l'assemblée. On est donc passé de 1'« avec» au «devant». C'est
un problème qui est toujours actuel. Quand on positionne autrement le
prêtre, on positionne autrement le sacrement. Comme, à cette époque, il
célébrait devant, en tournant le dos, il a donc fallu montrer. On a alors
inventé les élévations, de l'hostie d'abord et du calice ensuite. Un livre
qui s'appelle Le journal d'un bourgeois de Paris (œuvre anonyme écrite
par un Parisien entre 1405 et 1449) montre que les gens couraient d'église en
église pour voir deux, trois, quatre élévations le dimanche matin. Ce qui
fait que l'élévation solennelle « par Lui, avec Lui et en Lui» est devenue la
« petite» élévation. Les mots sont extraordinaires ! Donc
premièrement, on a rétréci, deuxièmement on a distingué à partir de là
ritualité et liturgie; or la ritualité ne définit pas la totalité de la
liturgie. Troisièmement, on coupe encore plus le prêtre - c'est-à-dire le
sacrement - de la foule, c'est-à-dire du corps. L'exemple qu'on garde de
l'eucharistie est quand même extraordinaire: tournant le dos et à voix basse,
le prêtre peut voir et dire des choses que les fidèles n'ont pas à entendre.
Ils pouvaient faire autre chose pieusement pendant la messe, dire leur
chapelet, des prières privées, mais ils n'y participaient pas. Le corps va
être supposé. Or le résultat s'avère quand même étrange, quand on pense au nombre
de fois où l'obligation d'assister à la messe dominicale a été rappelée sans
que jamais soit rappelée la manière de célébrer. Le prêtre pouvait dire sa
messe dominicale en dix-sept minutes et c'était bien. En plus, il avait du
monde parce que c'était court! La messe n'était plus le moment nourrissant
de la vie d'un corps, elle était là pour favoriser la piété privée - et je
n'ai rien contre la piété privée! - mais les conséquences sont absolument
dramatiques parce que le minimum de validité l'emportait sur la
signification. Or, un
sacrement a besoin d'un déploiement pour faire sens. C'est d'autant plus
grave qu'on a oublié que - et c'est la quatrième et dernière conséquence - un
certain piétisme nous a sortis de l'univers sacramentel. L'univers sacramentel
s'appuie sur la vie et sur la mort. Au baptême, on est plongé dans l'eau
mortelle pour vivre avec le Christ mort et ressuscité - en fait, on se noie
dans des verres d'eau sans arrêt, on ne vit pas. Il faut essayer de franchir
cette sorte de barrage, passer au-delà, pour entrer dans la vie grâce à Celui
qui nous a donné sa vie. La réconciliation consiste à réentendre la parole
fondatrice « Je veux que tu vives» qui a été clamée, criée, sur l'enfant à
naître. Or de cette vie que j'ai reçue, je suis capable de faire œuvre de
mort. Est-ce je vais réentendre cette parole fondatrice? Les gens meurent
parce qu'ils n'ont pas cette parole première. Le Christ n'est quand même pas
venu simplement pour nous défendre de prendre les confitures de la
grand-mère! On le savait déjà... On a infantilisé les sacrements. On les a
alors ouverts à des piétés pas toujours équilibrées sur lesquelles la
psychologie ou la psychanalyse ont des choses à dire, alors que la radicalité
sacramentelle, consiste à vivre là où l'homme engage son histoire et sa vie.
Est-ce que, oui ou non, vous êtes prêt à les engager? La fonction des
sacrements, ce qu'ils produisent, est une alliance. C'est-à-dire que dans
l'acte où je joue vie et mort, concrètement, où j'oriente ma vie, le Christ
lui-même, par la parole prononcée, par le geste effectué par celui qui a
autorité, le Christ lui-même vient prendre ma propre situation pour que je
la vive avec lui ou plutôt il me donne sa propre situation à vivre. C'est le
sacrement de l'alliance. L'efficacité n'est pas plus ou moins magique, elle
est une efficacité de l'ordre de la « performance », de la parole
qui effectue ce qu'elle dit. Le prêtre ne dit pas: « Ceci est le corps du Christ » mais: « Ceci est mon corps. » Cette phrase du Christ est performative
parce qu'elle accomplit ce qu'elle est en train de dire. Cela nous fait
comprendre que le fondement de l'eucharistie vient de cette alliance nouvelle
et éternelle qui est enracinée dans le Christ et qui aujourd'hui se rend
présente à nous. Mais on peut dire ces choses-là sans nécessairement être
tributaire des quatre espèces de causes de la scolastique classique, qui
n'ont effectivement plus grand-chose à dire, qui dépendent d'une époque qui
n'est plus la nôtre, et qui utilisent des mots dont le sens a changé. Sur ces
problèmes de validité, il est clair qu'on a le droit de savoir si quelqu'un
est marié ou s'il n'est pas marié. Il est clair aussi que l'Église doit
pouvoir déterminer si à tel moment il y a sacre~ ment
ou pas, parce que les gens ont besoin de savoir ce qui est clair, ce qui est
net pour eux. Mais il faut bien en mesurer les limitations, car la validité
n'est pas tout. Quelque chose peut être « valide » et
pourtant sans signification, car la manière de célébrer appartient à la
signification du sacrement. La manière de poser le geste, la manière de se
situer, de se tenir, tout cela fait corps, donc appartient déjà au sacrement
que l'on célèbre. C'est pourquoi la liturgie de la Parole dans l'eucharistie
est très importante. Ce sont les textes de l'Écriture qui sont lus qui
donnent la signification - progressive - de ce qu'est l'eucharistie, parce
que Jésus a dit ce qu'il a fait, et il a fait ce qu'il a dit. Albert Rouet : J’aimerais
vous dire p. 262 |