Dix-sept manières de prier sans en avoir l’air *

 

1 - Marcher de long en large

dans une église romane, belle, assez grande

Saint Philibert de Tournus par exemple

ou dans une église gothique Chartres,

Reims, Bourges ou baroque,

comme la Wieskirche

et ne penser à rien

rien du tout laisser

le regard errer

laisser la pierre chanter

laisser le lieu dire

et s'en aller, au bout d'un temps,

sans aucune hâte.

 

Il - Lire un livre de forte pensée

avec un désir fort de la vérité

sans avidité de savoir

sans prétention à disputer

mais par goût, par amour de la vérité

Ouvrir la porte profonde

à toute pensée qui vient

et la laisser demeurer en paix

afin qu'elle vienne à porter son fruit.

 

III - Ouvrir la Sainte Écriture

ouvrir seulement le Livre

et partir en songerie 

imaginer son propre livre

se raconter des histoires

laisser remuer ses propres vieux mythes

de cruauté, de triomphe, de sensualité, de désespoir,

d'amour, de charité

avec le parfait narcissisme de ces choses-là

et lire, dans le texte,

deux mots.

 

IV - Dire une demande du Notre Père

une seule

une seule fois.

 

V - Se désoler infiniment de ne pas prier

gémir intérieurement tout le jour d'être incapable

de la moindre invocation

la moindre lecture

pas même de l'Évangile

d'être là froid, sec, absent

et heureux ailleurs

sans Dieu, sans Christ, sans tout ça

et en souffrir

et décider enfin de s'en remettre là-dessus à Dieu

et attendre, hors de toute pensée.

 

VI - Dormir

et le cœur veille.

 

VII – Comme un petit enfant, dire des choses à Dieu

prière, supplication, rage ou tendresse

regret ou jubilation

ça échappe

on ne s'en aperçoit même pas

sinon quelquefois après coup.

 

VIII- Converser de choses et d'autres

et soudain

il se fait sans mon Dieu qu'on l'ait voulu

qu'on se met à parler de l'essentiel

la vie, la mort, l'avenir de l'humanité

l'amour, la vérité

Dieu peut-être, et peut-être pas,

la religion chrétienne, les grands chemins de l'homme

On en parle les uns aux autres sans haine,

sans controverse, sans passion basse,

mais parce que cela importe plus que tout le reste

et qu'on en parle si peu souvent

et dans la conversation celui qui croit en Jésus Christ

laisse passer quelque chose de l'Annonce

pas tant parce qu'il s'y croit obligé

que parce qu'il est comme ça, c'est en lui,

sa parole porte la Parole

et il arrive que quelqu'un écoute

et le fond du cœur est ouvert.

 

IX - Ouvrir la Sainte Écriture

et ça y est!

Ce n'est pas un livre, ce n'est pas le Livre,

c'est le lieu de la Parole qui s'entend par-delà les mots

rêve sans rêve en marge du texte en son milieu

résonance à travers toutes les épaisseurs de la vie

fontaine dont la source est invisible

pensées, images, paroles

mouvement  sobres du cœur

la Lettre est nécessaire

l'esprit va

car le sens de l'Écriture, c'est la vie sauve,

 

X - Désirer, désirer désespérément

désirer jusqu'à la douleur et la détresse

jusqu'au grand vide amer

désirer que ce soit autrement

désirer la fin des cruautés

des folies, de la bêtise, de l'abject,

désirer la gaîté, la lumière, la tendresse

avoir si faim, avoir si soif

du monde différent

et de soi-même différent.

XI- Écrire par plaisir, par goût, pour voir

écrire pour écouter ce que le bruit ordinaire

recouvre ou embrouille

y compris le bruit des mots

Laver les mots

jusqu'à ce qu'ils soient tout purs

et ronds et lisses

ou bien aller par les chemins foisonnants

ou bien refaire, indéfiniment refaire

pour approcher un peu plus ce qui manque et insiste

écrire pour aller vers le point là-bas

qui communique avec l'au-dessus et l'en deçà de tout mot,

 

XII - Écouter la musique

La messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach par exemple spécialement Incarnatus, Crucifixus, Resurrexit

ou bien autre chose

pas nécessairement de la musique religieuse

mais écouter dans la profondeur

écouter le chant du nouvel Orphée présent

à toute musique humaine

incarnation, crucifixion, jubilation

Si l'on peut, chanter soi-même et jouer de l'instrument,

c'est encore mieux!

 

XIII - Se tenir dans la paix

qui est l'harmonie des puissances

au-delà (certes) du tourbillon

au-delà de l'abstention sereine

au-delà de l'abandon volontaire des héros

dans l'harmonie des puissances

coïncidant avec la plus humble humilité

ceci,  dans le médiocre des jours,

sans hauteur, sans savoir, et quelquefois sans grâce.

 

XIV - Sortir de l'église

quitter la célébration

parce qu'on ne supporte plus

parce qu'on ne peut plus rester

à cause du trop d'intensité et de hauteur

de ce qui est censé se faire là

en contraste avec l'échec navrant de ce qui s'y passe en fait

quitter sans scandale, sans contestation, avec tristesse

et le désir endurant que se lève à nouveau

comment? comment?

la lumière du grand poème où s'inaugurent toutes choses.

 

XV - Douter, intensément douter de Dieu

quoi, il y aurait un Dieu bon et tout-puissant

avec toute cette cruauté dans la nature

avec l'infernale cruauté humaine

les enfants crevant de faim, les exploités,

les névrosés, les abrutis, les alcooliques,

tous les déchets humains?

Elle est belle, l'image de Dieu!

Et qu'est-ce que Dieu

sinon la pauvre petite idée élaborée

sur la planète où nous sommes

rien, au sein de l'univers éclatant

vers des dimensions inimaginables.

Objections, objections, agonie de Dieu

au cœur de l'homme de foi.

Il a répondu cent fois, mais il s'agit d'absence.

Pauvre Dieu en agonie

comme son Verbe identique à Lui au jardin des oliviers

quand ses meilleurs amis dormaient...

Ce n'est donc pas si peu de le veiller

en son agonie.

 

XVI - Ni les images, ni le texte,

ni le lieu ni l'heure

ni la parole qui sourd du cœur

ni la répétition lasse et attentive

pas même le silence

mais simplement le réel

terriblement réel et plat, les choses, la surface

la conversation sans but

les tâches, les loisirs,

manger, rêver, dormir,

et la souffrance intolérable, indicible

tellement souffrante qu'on n'en souffre pas

l'attente nue

de ce qui doit venir au monde

pour qu'il en soit sur la terre comme au ciel.

 

XVII - Travailler de ses mains

à des tâches ménagères, à la couture,

à son métier, à du bricolage

et faire taire la radio et tout le brouhaha intérieur

écouter ce qui parle sans mots

tandis que les mains s'occupent et occupent la surface de l'âme.

Ou bien: conduire une automobile

très détendu, attentif, courtois

tandis que cette occupation laisse libre

une pensée sans pensée

qui mûrit ailleurs.

 

 

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* Maurice Bellet 

   Croire aujourd’hui  n°99 -  15 10 2000

   3 – 5,  rue Bayard  75393 Paris Cedex 08