C'est à son retour au Salvador après
ses études aux États-Unis et en Allemagne, que le jeune jésuite espagnol a
découvert les pauvres.« J'avais fait ma théologie en Europe sans me
rendre compte de ce qui était en train de se passer en Amérique latine avec
Jésus-Christ », confie-t-il, de passage en France. Huit ans après
l'assemblée du Conseil épiscopal latino-américain (Celam) de Medellin
(Colombie), le continent est alors en pleine ébullition théologique. « Le document de Medellin
commençait par ces mots:” La misère, comme fait collectif, est une injustice
qui en appelle au ciel”, se souvient le P. Sobrino. On a entendu la clameur des
pauvres. Dans cette irruption des pauvres, beaucoup de croyants ont perçu
l'irruption de Dieu. Un Jésus réel avait fait irruption avec des contours propres
et la capacité de façonner non seulement la théologie et la dévotion, mais la
réalité des croyants, des communautés. »
Jon Sobrino se met alors à la suite des
grands noms de la théologie de la libération comme Gustavo Gutierrez Merino,
Leonardo Boff ou encore son aîné jésuite Ignacio Ellacuria, basque comme lui et
lui aussi professeur à l'Université centraméricaine de San Salvador (UCA). « Beaucoup d'évêques, de
prêtres et de fidèles se rendaient aussi compte que, dans ce monde, être
humain, être chrétien, être membre de l'Église, signifiait chercher la justice
et vivre la pauvreté », se souvient le jésuite pour qui les années
1980-1990 furent aussi « une
époque de martyrs »: Mgr Gerardi au Guatemala, Mgr Angelelli
en Argentine et, bien sûr, Mgr Romero.
C'est en 1977 que le P. Ellacuria
le met en relation avec Oscar Romero qui vient tout juste d'être nommé
archevêque de San Salvador qui, conservateur au départ, évolue peu à peu face à
la réalité de la répression. Devenu le collaborateur et l'ami de celui qui sera
béatifié le 23 mai, Jon Sobrino travaillera à ses côtés jusqu'à son
assassinat, le 24 mars 1980. Mais lui-même est aussi un survivant. Le
16 novembre 1989, ce sont en effet ses six frères jésuites de l'UCA, ainsi
que leur domestique et sa fille de 16 ans, qui tombent sous les balles des
militaires. Jon Sobrino apprendra le massacre en Thaïlande où il donne des
conférences. « Ma
famille, mes amis », résume-t-il simplement, un quart de siècle après,
ne pouvant entendre leurs noms s'égrener sans enlever ses lunettes pour
s'essuyer discrètement les yeux. Un bref moment d'émotion avant d'enchaîner
immédiatement sur les autres victimes de la répression militaire.
« Depuis 1977
au Salvador, 17 prêtres et 5 religieuses ont été tués, ainsi que des
centaines de chrétiens et de chrétiennes, rappelle-t-il. Ils ont donné leur vie pour
défendre les pauvres et les opprimés. Dans leurs vies et leurs morts, ces
chrétiens et chrétiennes ont ressemblé à Jésus. Nous les appelons les” martyrs
jésufiés”. Beaucoup d'autres, des dizaines de milliers, ont été tués en
victimes innocentes et sans défense. Nous les appelons le” peuple
crucifié”. » De ce
peuple crucifié, Jon Sobrino a fait le socle de sa théologie de la libération
devenue une véritable théologie du martyre.
« On a mené une
guerre obstinée à cette théologie, reconnaît
Jon Sobrino.Dès mes premiers articles sur Jésus-Christ et le Royaume de
Dieu, j'ai eu des problèmes avec Rome: parler de Jésus de Nazareth n'était pas
apprécié à la Congrégation pour la doctrine de la foi. » En 1983, quand le Colombien Alfonso
Lopez Trujillo devient cardinal, le futur président du Conseil pontifical pour
la famille annonce clairement vouloir « en
finir »avec les théologiens comme Gutierrez, Boff ou Sobrino. « Ce qui était attaqué, ce
n'était ni Boff, ni Gutierrez, ni Sobrino, mais Jésus de Nazareth, Dieu qui est
sorti avec les pauvres et qui a écouté leur clameur. »
En 2006, la Congrégation pour la
doctrine de la foi émettra toutefois une mise en garde soulignant que « certaines propositions » de ses deux livres christologiques « ne sont pas conformes avec
la doctrine de l'Église ».« Mais je n'ai jamais été condamné.
Rien dans le document romain ne dit que je suis hérétique ou que je n'ai plus
le droit d'enseigner », insiste Jon Sobrino qui n'a jamais accepté de
signer le texte romain. Le tollé du monde théologique face à la notification
romaine sera tel que l'autorité même de celle-ci est aujourd'hui remise en
cause, ce qui permet d'ailleurs aux Éditions du Cerf d'en assurer aujourd'hui
la traduction française sans réel problème…
Mais vingt-cinq ans après la
publication du premier volume, ces livres ont-ils encore une pertinence? « Je crois que le message de
ces livres est celui de ceux qui crient, qui espèrent et qui n'écrivent
pas », explique Jon Sobrino. L'Amérique latine a pourtant changé. « La guerre civile est
terminée, mais il y a toujours tant de morts et de violence.14 morts violentes
par jour au Salvador, rappelle-t-il. Les
gens manquent de travail, sont soumis à la violence des bandes, sont forcés à
émigrer. Cette émigration aussi est un cri qu'il faut entendre. » Depuis l'écriture de ses livres,
pentecôtistes et évangéliques sont entrés en force dans le paysage religieux. « Une véritable question pour
moi, reconnaît-il. On a vu surgir parmi eux des
dirigeants de tous types: prédicateurs, pasteurs, chanteurs, guérisseurs, mais,
pour le dire avec respect, ils donnent souvent l'impression d'avancer comme des
brebis sans pasteur. Il manque des Romero, des Gerardi. » Il regrette que l'Église catholique
ait, ces dernières années, poussé les fidèles « dans
une religiosité plus de dévotions que d'engagement ». « Qu'on me comprenne bien, explique-t-il. On aura beau conserver un Dieu, un Christ
et un Esprit, conserver la prière, la praxis, la mystique et la gratuité – tout
cela revalorisé à juste titre, du moins théoriquement – sans Jésus de Nazareth,
on voit disparaître ce qu'il y a de central dans le christianisme. »
Pour lui, si l'Église « va mal », c'est justement parce qu'elle a dilué
les intuitions de Medellin. « Autour
de Medellin, je crois pouvoir dire que l'Église, depuis la hiérarchie jusqu'aux
paysans,” s'est bien comportée” avec Jésus de Nazareth, ou a essayé au moins de
le faire avec sérieux », avance-t-il. Après, « elle a produit d'autres
formes d'Église moins dérangeantes », reconnaît-il. C'est cela qui,
pour lui, explique le temps qu'il a fallu avant la béatification de
Mgr Romero: « On la
jugeait inopportune car c'était un modèle d'évêque qui dérangeait d'autres
évêques. » Aussi
l'Église doit-elle revenir à cette centralité des pauvres lancée à Medellin. «” Aller mal” signifie faire marche
arrière, et” aller bien”, revenir, pour une bonne part, à Medellin, résume-t-il. Ce qui signifie assurément” revenir
à Jésus de Nazareth”.” Ne pas revenir” à Jésus c'est s'appauvrir, et ne pas
vouloir revenir à lui serait pécher. »
« L'Église ne
doit pas se préoccuper de ce qu'elle peut faire, mais de ce qu'elle doit faire:
c'est une question de morale, pas d'analyse »,
affirme celui qui, toujours revient à la figure maîtresse d'Oscar Romero. « Il y a longtemps, un paysan
racontait:” Mgr Romero disait la vérité, il nous défendait, nous les
pauvres, et pour cela ils l'ont tué”. Voilà ce que doit faire l'Église. Dire la
vérité, dire que ce qui se passe aujourd'hui est un désastre. Défendre les
pauvres, c'est-à-dire, non seulement les aider, mais être à leurs côtés contre
les oppresseurs, quels qu'ils soient. » Quant au martyre, elle est pour lui
l'horizon de celui qui se conforme à Jésus de Nazareth : « Jésus n'est pas mort, il a
été tué, rappelle-t-il. Sans la croix, la résurrection ne
serait que la reviviscence d'un cadavre. Jésus s'est montré miséricordieux. Non
seulement il soulagea et aida, mais il prit la défense des victimes. La
miséricorde qui s'achève sur la croix ajoute deux caractéristiques à celle du
bon Samaritain: elle est conflictuelle et elle est conséquente jusqu'à la
croix. » Trente-cinq ans
après l'assassinat, le théologien interpelle encore l'Église : « Est-elle prête aujourd'hui à
courir ce risque de Jésus qui a été tué ? »
NICOLAS SENEZE