Recueilli
par Isabelle de Gaulmyn, Anne-Bénédicte Hoffner et Flore Thomasset ,
le 03/04/2016 à 19h20
La Croix - Mis à jour le 04/04/2016 à 15h47
« Il ne s’agit pas de la
radicalisation de l’islam, mais d’une islamisation de la
radicalité ». Cette formule d’Olivier Roy,
politologue spécialiste de l’islam,
enseignant à l’Institut
universitaire européen de Florence (Italie), à propos du djihadisme européen, a
suscité d’abondants
commentaires.
Pour poursuivre le débat sur la
dimension religieuse de cette radicalisation, La
Croix a invité Olivier Roy à dialoguer avec Haoues Seniguer,
maître de conférences en science politique à Sciences-Po Lyon.
Olivier Roy,
enseignant à l’Institut
universitaire européen de Florence (Italie)
Haoues Seniguer, maître de conférences en sciences politiques à
Sciences-Po Lyon
La Croix : Depuis la vague d’attentats
et le départ de jeunes Français désireux de rejoindre les rangs de Daech en
Syrie, les initiatives se multiplient pour « combattre la radicalisation ».
Ce terme vous semble-t-il adapté ? Quelle définition lui
donnez-vous ?
Haoues Seniguer : Il n’y a pas de définition objective
de la radicalisation. Le terme est spontanément connoté négativement, alors que
l’étymologie
dit tout autre chose : est radical ce qui a à voir avec la racine, ou
avec l’essence
de la religion. Pourtant, quelqu’un qui se réclame de la « religion originaire » ne
franchit pas forcément le pas de la violence physique et/ou matérielle. Dans le
cadre de l’état d’urgence, des imams « orthodoxes »
ont été perquisitionnés. Pourquoi ? On peut ne pas partager leur lecture
de l’islam,
qui prône une rupture avec la société, mais cela n’en fait pas des partisans du « terrorisme ».
Ils nourrissent néanmoins souvent un imaginaire social violent au nom de l’islam, à tout le moins au plan
symbolique.
Olivier Roy : Il y a effectivement une
confusion des termes. En politique, la radicalisation consiste à refuser tout
compromis avec l’ordre
existant et donc à le combattre par la violence. La radicalisation religieuse,
elle, renvoie à une définition totalement différente. Elle signifie d’abord un retour à l’essence de la religion. En ce
sens, Luther et Calvin furent des radicaux ! Aujourd’hui, on a tendance à considérer
que radicalisations religieuse et politique vont de pair. Or, elles n’ont rien à voir : le moine
contemplatif chartreux est radicalement religieux, mais il ne s’occupe pas de politique. Un
religieux « modéré » n’est pas une personne modérément religieuse, mais plutôt modérée
politiquement.
Faites-vous tout de même un lien entre les courants
fondamentalistes de l’islam – le
salafisme notamment – et la violence commise au nom de
l’islam ?
H. S. : Pas plus qu’une autre, la religion musulmane
ne prédispose à la violence. Il n’existe pas de liens mécaniques entre le texte coranique, les
propos attribués au prophète (hadith) et la production de la violence.
En revanche, il existe une forme de porosité théologico-idéologique, due à des
commentaires savants médiévaux in-interrogés, entre les tenants d’une vision extrêmement violente
de l’islam
- prônée par Daech – et les
tenants d’une
vision très conservatrice.
Actuellement, l’islam
« modéré », à supposer que l’expression ait une quelconque pertinence scientifique, pèse très
peu face à cette « orthodoxie de masse », ce mastodonte qu’est le salafisme ou l’islamisme, dont les moyens
financiers expliquent en partie le degré de pénétration à l’échelle internationale. Dans des
contextes de friabilité politique, sociale, économique, comme c’est le cas actuellement en Irak
ou en Syrie, le discours violent peut prendre dans ses rangs.
O. R. : Toute notre analyse du terrorisme
est fondée sur le fait que le parcours des terroristes commencerait par le
salafisme, puis passerait par le communautarisme à partir de l’observance de la charia, avant de
basculer dans le djihad. Or les terroristes que l’on connaît ne sont pas passés par un repli
communautariste : ils ne sont pas pratiquants, ne fréquentent pas assidûment
la mosquée, aucun ne fait du caritatif musulman… Ils ne sont pas dans un parcours linéaire.
Ce ne sont pas des intellectuels qui lisent des traités théologiques
et qui, après avoir réfléchi, se disent qu’ils doivent participer au djihad. Ils rentrent directement par
le djihad et vont ensuite chercher dans le Coran des raisons d’agir. C’est pourquoi je crois qu’on a tort de « sur-islamiser »
la radicalisation. Pour des raisons psychologiques, sociales, ces jeunes ont
besoin d’être dans
la radicalité : aujourd’hui, c’est dans l’islam qu’ils la trouvent.
Vous ne faites donc aucun lien entre une forme de radicalisation
à l’œuvre
dans le monde musulman et ces processus de radicalisation que l’on
observe en France ?
O. R. : Si. Je dis seulement que la démarche
des djihadistes européens n’est pas
théologique. Pour autant, ils ne se fichent pas de la religion : l’islam est là, évidemment. Ils
croient au paradis, à une vérité religieuse. J’ai écrit qu’il n’y avait « pas de
radicalisation de l’islam
mais une islamisation de la radicalité ». L’islam intervient donc bien à un
moment dans le processus : il faut lire la phrase jusqu’au bout !
H. S. : Je pense pour ma part qu’il ne faut pas sous-estimer la
puissance causale de l’idéologie.
La religion, même « ensauvagée », produit du sens pour ces individus.
Elle forme une sorte de toile d’araignée
idéologique. Quand les djihadistes se mettent une ceinture d’explosifs, cela fait sens pour
eux. Il s’agit bien
là d’une
adhésion de croyance ferme.
La dimension « sacrificielle » est d’ailleurs
extrêmement forte dans leur argumentaire…
O. R. : Le djihadiste sait qu’il va mourir et qu’il accédera au paradis, c’est cela qui le fascine. Tareq
Oubrou, l’imam de
Bordeaux, qualifie souvent ces jeunes de « religieux
paresseux » : au lieu de passer 40 ans à prier 5 fois
par jour, ils se font sauter, pour aller directement au paradis. Ils expliquent
à leurs parents qu’ils vont
les sauver par leur sacrifice… Celui-ci
prend alors une dimension de rédemption pour tous les péchés de leur entourage.
Toute la force de Daech a été de créer ce récit qui allie un imaginaire
islamique fort et une culture jeune contemporaine. Daech met sur le marché un
monde virtuel où les rôles sont inversés : le jeune marginalisé,
discriminé, devient le maître et le sauveur du monde.
H. S. : Le religieux est en effet présent
dans la dynamique des exécutants, notamment dans la mesure où c’est ce qui les rassure au moment
de commettre leurs actes. Cependant, le religieux n’explique pas tout. Certains,
parmi les musulmans de France, s’identifient aux populations victimes de Bachar Al Assad :
ils ont le sentiment –
discutable – que la
France ne s’est préoccupée
du sort de la Syrie que lorsque des minorités ont été menacées, ou quand les
vestiges de Palmyre étaient en train d’être détruits…
Il y a aussi parfois, chez les musulmans de France, un sentiment
de déclassement, à raison de leur religion, que refusent de voir certains
intellectuels comme Gilles Kepel, et cela m’inquiète. On doit prendre en compte ce sentiment de
discrimination dans le processus de radicalisation. Il faut tenir ferme les
deux bouts de la chaîne explicative : oui, il y a de l’islamophobie, et oui, il y a
aussi de la violence symbolique entretenue par des prédicateurs ou théologiens
musulmans qui dénoncent en même temps l’islamophobie et le terrorisme.
Quelle est la responsabilité de ces théologiens musulmans, des
imams, face à ce phénomène ?
O. R. : Je crois que les imams ont une
responsabilité non pas causale mais morale. Ce ne sont pas eux qui fabriquent
les djihadistes, c’est
clair, mais ils ne peuvent pas non plus esquiver le débat, dans la mesure où
ces djihadistes, eux, se réclament de l’islam. Les imams doivent pouvoir répondre à la prétention de ces
jeunes d’agir au
nom de l’islam.
Tareq Oubrou appelle cela « faire de la théologie
préventive ».
H. S. : Dire
que « ce n’est pas l’islam », que « le problème
n’est pas
religieux » est une manière d’éviter de voir précisément les intersections entre les courants
légalistes, traditionnels, et les courants violents de l’islam. Et en même temps, il
serait injuste de faire porter tout le poids à la seule communauté musulmane.
Il s’agit d’une responsabilité collective.
O. R. : Les attentats ont d’ailleurs révélé tout le paradoxe
de la laïcité à la française : on refuse le religieux dans l’espace public, mais on reproche
aux musulmans de ne pas parler d’abord comme musulmans quand il faut condamner les attentats.
H. S. : C’est tout à fait vrai. On attribue aux musulmans une communauté
qu’on leur
reproche par ailleurs d’avoir !
Après les attentats en France, tout musulman, en quelque sorte, était sommé de
se prononcer. Je pense souvent à Jacques Maritain, qui disait qu’il fallait agir « en
chrétien », et non « en tant que chrétien ».
C’est la
même chose pour les musulmans, notamment les théologiens et prédicateurs
sunnites, qui devraient à mon sens intégrer davantage une telle distinction
dans un discours trop souvent politisé. Plus une religion est politisée et plus
elle creuse et nourrit les sillons de la conflictualité.