Les
travaux récents de Howard Gardner, professeur de psychologie à Harvard, dont La Croix a rendu compte, confirment l'intuition
– plutôt l'expérience – de nombreux parents et professionnels: de
même qu'un homme n'est physiquement semblable à aucun autre, nous ne sommes pas
psychologiquement normés et il y a « différentes
formes d'intelligence ».
L'universitaire
américain ne traite pas des situations de handicap mais ses conclusions sont
éclairantes. N'étant moi-même pas un professionnel du handicap, je ne me
prononce pas sur le volet scientifique. En revanche, père d'une jeune femme
polyhandicapée et ami de personnes avec une maladie psychique, je souhaite
évoquer deux ou trois questions en rapport direct avec les découvertes du
professeur Gardner et avec ce « vivre-ensemble » qu'aucun propos
crédible ne peut désormais omettre d'invoquer.
Je peux
dire d'abord, pour l'éprouver avec elles dans ma chair, combien les familles
vivront comme un soulagement indicible qu'on admette enfin que leur enfant,
qualifié par ses seules défaillances et à qui son manque d'intelligence
spéculative valait, il y a peu d'années encore, d'être officiellement appelé
« idiot » ou « débile profond », a aussi des qualités
propres.
Les
constats du professeur Gardner m'apparaissent – au-delà du monde du
handicap – comme une raison d'espérance collective parce qu'ils ouvrent la
voie à une approche nouvelle de la fragilité, et plus largement du lien social.
La
question radicale qui nous est posée est celle de la pertinence des références
que nous utilisons pour évaluer les autres. Et s'il fallait revoir nos critères
(et nos a priori) ? Si le diktat du niveau d'intelligence (le fameux QI) devait
laisser une place accrue à l'appréhension de la naturedes capacités ? Si la
valeur d'un être ou d'une vie était une affaire d'intensité (de ce qui est
vécu, de la relation) plus que de quantité et de performance ? Si la
comparaison et l'imitation (mères de conformisme ou de mépris) étaient moins
fécondes, pour le corps social, que l'acceptation de la singularité de chacun
et de son identité propre? Et si, enfin, les questions que l'on pose étaient,
au regard de la relativité de l'intelligence, plus fondamentales que les
réponses données ?
Tous ceux
qui font l'expérience d'une relation suivie avec des personnes dont les
facultés sont altérées témoignent qu'elles manifestent presque toujours une
forme d'intelligence redoutable, dont nous avons du mal à prendre la mesure,
faite d'intuition et de disponibilité à l'autre. Une sorte d'intelligence des
situations, cette capacité à discerner, au-delà du sens des mots, quand une
parole entendue est bienveillante, inquiète ou mal intentionnée, si une
personne rencontrée a besoin de réconfort ou s'il vaut mieux se taire, si on
l'aime vraiment ou si on fait semblant. Une aptitude rare à la joie et à
trouver des raisons d'être heureux en dépit des difficultés, qui sont
nombreuses. Un don exceptionnel pour différencier l'essentiel de l'accessoire.
En somme,
une autre forme d'intelligence, que n'évoque pas Gardner: une intelligence du
cœur et un sens inné de la transcendance, au regard de laquelle ma fille qui ne
parle pas m'apparaît bien souvent mieux disposée, plus douée et tellement plus
appliquée que moi. Une intelligence « spirituelle », où le souci de
la vérité, la simplicité, l'humour et une certaine distance par rapport à
l'instant, aux évidences et à l'apparence prennent le pas sur les spéculations
qui nous encombrent tellement.
Plutôt que
de se focaliser sur les moyens de ne pas avoir à faire face à la fragilité ou
au handicap (par la sélection prénatale ou l'accélération de la fin de vie, par
exemple), notre pays se grandirait à fonder réellement sa politique, comme le
permet la loi de 2005 sur l'égalité des droits et des chances, sur une vraie
considération de la personne misant sur ses possibilités plutôt que sur ses
incapacités. L'affaire n'est plus tant de « changer le regard » que
d'admettre que chacun a une richesse spécifique qui, si elle est parfois
enfouie, n'en est pas moins susceptible d'enrichir le corps social tout entier.
Derrière
le handicap, il y a toujours une personne, et sous le mystère de
l'incompréhension une intelligence qui, pour être singulière (c'est-à-dire
unique!), n'en est pas moins affûtée.
BELLUTEAU Emmanuel