LE TRAVAIL DES THEOLOGIENS
Le père Claude Geffré, dominicain, a commencé son enseignement à
la veille du Concile Vatican II. Il parle de son expérience de théologien
pendant et après le Concile et aborde les grandes questions auxquelles l'Eglise
doit faire face aujourd'hui. Ses réponses aux questions posées par
"theologia" sont autant de méditations sur la responsabilité des
théologiens et du magistère dans l'effort que tous sont appelés à faire pour
dire l'Evangile d'une manière qui soit audible par notre époque.
Theologia :
Pour quoi le travail des théologiens
est-il important pour l’Eglise aujourd’hui ?
C. Geffré :
Je crois que, dans le monde actuel, on
n’a pas simplement besoin de témoins et de prophètes. On a besoin aussi de ceux
qui dans l’Eglise, mais plus largement dans la société contemporaine, ont la
tâche de pratiquer un discernement sur les événements - à la fois les
événements historiques mais aussi les événements de la pensée - et sur les
expériences de l’Église. Je pense que la théologie n’est pas simplement l’intelligence
de la foi au sens où la foi comporte un certain contenu doctrinal. La théologie
c’est aussi une intelligence, une interprétation de la foi vécue c’est-à-dire
de ce qui se cherche. Et ce qui se cherche c’est toujours, au fond, la manière
dont la Parole de Dieu, le message du Christ, peuvent être actualisés pour
l’homme d’aujourd’hui, pas simplement pour l’homme d’hier, mais vraiment pour
l’homme d’aujourd’hui. Et j’ajouterai, puisque il y a beaucoup de fonctions
possibles à l’intérieur de la théologie, qu’il n’y a pas simplement ceux qui
travaillent pour le court terme, c’est-à-dire pour l’actualisation de la foi,
mais ceux qui travaillent pour le moyen et pour le long terme, c’est-à-dire qui
assurent ce que peut être, au bon sens du terme, la défense de la foi par
rapport aux nouvelles questions qui se posent dans le monde.
Theologia :
Quelles sont les conditions nécessaires
pour que les théologiens puissent accomplir cette tâche?
C. Geffré:
Je
pense que le métier du théologien est de plus en plus difficile parce que,
d’une certaine façon, il est un homme-orchestre. Heureusement il y a une
spécialisation des tâches à l’intérieur même de la théologie. Mais même
lorsqu’on est un théologien généraliste, ce que personnellement je suis, on ne
peut pas ignorer les résultats des diverses sciences religieuses. Et donc être
un théologien aujourd’hui demande des années de préparation, et une formation
permanente continuelle car il faut tenir compte justement de ces nouveaux
résultats, dans l’ordre de l’exégèse, de l’histoire de l’Église et aussi des
courants philosophiques qui sont finalement l’expression plus formalisée, plus
conceptuelle, de ce qu’est l’expérience historique des hommes d’aujourd’hui.
Donc être théologien, c’est une tâche qui est de plus en plus difficile dans la
mesure où le théologien ne peut pas se contenter d’être un pur exégète, un pur
historien, un pur érudit. Il doit toujours être au croisement, à la rencontre
d’un certain nombre de savoirs. Il est vrai que le chantier du théologien d’une
certaine façon se réduit dans la mesure où il est déjà travaillé par les
sciences religieuses. Mais ce qu’ajoute le travail du théologien, c’est le
point de vue de la foi, et de la foi d’hier et d’aujourd’hui. Il y a donc un
aller-retour constant entre les sources scripturaires traditionnelles et puis
les nouveaux savoirs des hommes. Je pense qu’on ne peut pas être un bon
théologien quand on est uniquement un expert dans l’ordre du savoir proprement
ecclésial. Il faut être aussi, sinon un expert, au moins une personne informée
des divers savoirs à la fois dans le domaine des sciences humaines et même des
sciences exactes et aussi dans le domaine de la recherche philosophique.
Theologia :
Comment expliquer les tensions qui
peuvent exister entre certains théologiens et le magistère de l’Eglise ?
C. Geffré :
Je pense que le théologien, comme tout
chercheur, doit avoir conscience de la liberté de la recherche, sans a priori.
Mais en même temps, le théologien est un homme d’Église, un homme responsable.
Qu’il soit clerc ou qu’il soit laïc, il exerce, d’une certaine manière, un
véritable ministère à l’égard de l’Église et en même temps, un ministère de
prédication ou mieux un ministère que j’oserai dire prophétique, qui s’efforce
de dire ce que peut être la garantie, la justesse du jugement de l’Église
lorsqu’elle rencontre des questions nouvelles. J’aime souvent dire que le
théologien est un médiateur entre l’Église enseignante et le peuple de
Dieu. Un médiateur dans les deux sens, parce que d’une certaine façon c’est lui
qui peut sensibiliser l’Église enseignante dans ses fonctions de jugement et
d’interprétation - disons de magistère – par rapport au peuple de Dieu dans la
diversité des situations historiques et des situations géographiques, dans tout
ce qui se vit à la base. C’est donc lui qui peut sensibiliser ceux qui ont
finalement à décider de ce qu’est la foi authentique, tout en les rendant
attentifs aux conditions de réception par le peuple de Dieu de l’enseignement
de l’Église.
Mais à l’inverse, les théologiens ont
aussi la tâche d’actualiser l’enseignement de l’Église pour les hommes et les
femmes d’aujourd’hui. Et actualiser l’enseignement de l’Église, c’est
précisément tenir compte des capacités de compréhension du peuple chrétien. Or
souvent, il est vrai que l’enseignement de l’Église, surtout dans les domaines
très délicats de l’éthique, ne sont pas nécessairement transparents parce que
les fidèles ne voient pas immédiatemlent le lien qu’il y a entre telle ou telle
décision disciplinaire dans le domaine des mœurs et puis le cœur de la foi, à
savoir le message central du Christ.
Theologia :
Vous parlez des théologiens clercs et
laïcs. Pourriez-vous dire un mot sur la place de ces derniers dans la vie de
l’Église ?
C. Geffré :
Actuellement,
la théologie comme fonction est assumée par des clercs, mais elle est aussi
assumée de plus en plus par des laïcs. Par exemple aux Etats-Unis, au Canada,
dans les universités, même dans les universités qui ne sont pas simplement des
"divinity schools", mais qui sont vraiment des universités
catholiques pontificales, il y a beaucoup de professeurs laïcs - femmes et
hommes - qui enseignent à la fois en théologie dogmatique et en théologie
morale, et ils le font évidemment avec leur expérience et leur sensibilité de
laïcs. Mais là je pense que les frontières entre théologiens laïcs et
théologiens clercs sont très mouvantes parce qu’on peut avoir des laïcs qui
sont plus cléricaux que les clercs et on peut avoir des théologiens clercs qui,
sans avoir évidemment l’expérience des laîcs mariés, sont très sensibles à ce
qu’est le vécu des hommes et des femmes au milieu desquels ils vivent .
Theologia :
Vous avez enseigné la théologie avant,
pendant et après Vatican II. Pourriez nous dire un mot sur l’influence que le
Concile a eu sur votre manière de penser la foi et d’enseigner la théologie?
C. Geffré :
J’ai effectivement commencé mon
enseignement à la veille du Concile et pendant le Concile. Je n’ai pas été
théologien du Concile, mais je dirais qu’au cours même de mes premières années
d’enseignement j’ai vécu les implications de l’enseignement du Concile entre 62
et 65. Je dirais que pour moi qui enseignait plutôt en théologie fondamentale,
l’impact du Concile sur mon enseignement a été important surtout dans le
domaine de la révélation et dans le domaine des rapports de l’Eglise avec les
Églises séparées - donc de l’œcuménisme -, dans le domaine des rapports de
l’Église avec les grandes religions non chrétiennes et aussi plus largement,
comme j’étais très proche du Père Chenu, dans tout ce qui tournait autour des
rapports de l’Église et du monde. J’ajoute que j’avais été formé à l’école de
saint Thomas. Et au début de mon enseignement, j’avais en charge en particulier
le commentaire de la première question de la Somme théologique sur ce qu’est la
théologie comme science et puis l’enseignement du traité de Dieu - de Deo
uno - qui touchait évidemment les questions fondamentales sur le rapport
entre la raison et la foi et le rapport entre le Dieu d’une certaine tradition,
à la fois philosophique et théologique - le Dieu du théisme- et le Dieu de la
révélation, c’est-à-dire le Dieu trinitaire révélé en Jésus Christ.
Le premier impact du Concile a donc
concerné la question de la révélation. Dei Verbum a été un grand texte
qui a renouvelé notre théologie fondamentale. C’était pour moi la confirmation
des choses que j’avais déjà enseignées ou que je trouvais déjà dans un certain
nombre d’auteurs comme de Lubac. C’était un peu la fin de l’apologétique
rationnelle et la certitude que la théologie fondamentale était une partie
intégrante de la théologie. On comprenait mieux qu’on ne pouvait pas opter pour
une telle théologie fondamentale sans avoir une autre conception de la
révélation, c’est-à-dire une révélation qui ne serait pas simplement un corpus
doctrinal mais la communication de Dieu dans l’hstoire. Le point peut-être le
plus important du Concile pour les théologiens de ma génération, c’était la
conviction qu’on ne pouvait pas méconnaître l’importance de l’histoire
dans l’enseignement de la théologie, et que notre rapport à la révélation, ce
n’était pas simplement le rapport à des articles de foi, à des vérités
dogmatiques, mais le rapport à une Écriture reçue comme Parole de Dieu par
l’Église, au message du Christ traduit et réinterprété dans une communauté de
foi.
On a dans Dei Verbum des éléments
extrêmement importants pour ne pas séparer la révélation comme parole et la
révélation comme histoire. Et aussi une autre conception de la foi,
c’est-à-dire que la foi n’est pas simplement l’adhésion à un contenu notionnel
mais une attitude où l’on ne peut jamais distinguer l’adhésion intellectuelle
de la confiance en Dieu et de l’expérience théologale du mystère de Dieu. On
pourrait dire que l’historicité et l’expérience sont deux valeurs fondamentales
qui ont été confirmées par le Concile Vatican II dans l’expérience de ce qu’est
la théologie. Et je trouvais déjà cela chez mon maître, le Père Chenu, dans ses
premiers écrits et dans son Discours-programme, Le Saulchoir, une École de
théologie, qui datait de 1937.
Par ailleurs, bien sûr, je pense qu’un
des textes qui m’a le plus marqué comme théologien, c’est la Déclaration sur la
liberté religieuse. Et on ne peut pas dissocier Lumen Gentium, le grand
texte sur l’Église, de la Déclaration sur la liberté religieuse parce que c’est
là qu’on affirme qu’on ne doit pas en rester à une conception qui serait encore
l’idéologie de la vérité obligatoire sous prétexte que cette vérité est une
vérité révélée. Cette vérité, en effet, doit toujours être articulée avec la
conscience humaine. La conscience prise abstraitement n’a pas de sens et la
vérité prise abstraitement n’a pas de droit. Ni la vérité ni l’erreur n’ont de
droit; ceux qui ont des droits ce sont ceux qui adhèrent à la vérité ou ceux
qui choisissent ce que nous appelons l’erreur; or même cette erreur est à
respecter. Finalement, on hypostasie l’absolu de la vérité si on ne l’articule
pas avec le caractère inviolable de la conscience humaine. Et cela a été pour
moi le point de départ d’une réflexion sur le dialogue de l’Église catholique
avec les Églises séparées et aussi le dialogue de l’Église avec les religions
non chrétiennes. Finalement, et je le pressentais déjà du point de vue
philosophique et du point de vue théologique, il faut accepter que dans l’ordre
religieux nous soyons en présence d’une vérité plurielle si j’ose dire, et que
nous ne sommes pas simplement dans l’alternative de l’absolu et du relatif,
comme si toute vérité relative était nécessairement fausse.
Theologia :
La parole des Pères du Concile sur le
dialogue, sur cette écoute respectueuse de l’autre qui aille jusqu’à se laisser
interroger par son expérience, est donc absolument essentielle pour tous ceux
qui veulent faire de la théologie aujourd’hui.
C. Geffré :
Je pense que la Constitution Gaudium
et Spes sur l’Église dans le monde de ce temps met fin à une sorte de
situation d’autonomie et d’autosuffisance de l’Église par rapport à un monde
qui est dans l’erreur ou dans la pluralité des vérités parce que ce qu’a
signifié cette Constitution, c’est l’idée que l’Église devait être aussi à
l’écoute du monde. Elle est toujours "Mater et magistra", elle
est toujours l’Église enseignante, elle est la gardienne d’un dépôt qui est le
dépôt de la foi, mais en même temps elle doit être à l’écoute de ce qui germe
dans la conscience humaine. Et je pense que le Concile nous a appris que nous
ne pouvions pas opposer la Parole de Dieu qui a été consignée dans le corpus
des Écritures à la parole de Dieu qui se cherche, qui se murmure, sous forme de
l’appel de la conscience humaine. C’est là que l’on trouve cet élément que je
trouve très important, c’est-à-dire le dialogue de l’Église enseignante,
garante de la parole du Christ, de la Parole de Dieu, avec le consensus de la
conscience humaine universelle tel que ce consensus s’est traduit dans un
certain nombre de textes, en particulier de chartes, comme la charte des droits
de l’homme. S’’il est vrai en effet que l’on ne peut pas parler d’un progrès
des mœurs en général, il y a tout de même un progrès au sens d’une plus grande
lucidité sur ce que sont les aspirations fondamentales de la conscience
humaine. Et ces aspirations et cet appel, on peut penser qu’ils viennent aussi
de Dieu s’il est vrai que l’homme a été créé à l’image de Dieu.
Theologia :
Vous situez toute votre réflexion dans la
dynamique du Concile Vatican II. Aujourd’hui, certains affirment qu’il existe
dans l’Église une tendance forte qui manifeste un recul par rapport à l’esprit
du Concile. Est-ce vrai? Et si oui, est-ce que ce recul influence votre manière
de faire votre métier de théologien ?
C. Geffré :
Personnellement, je ne me sens pas du
tout limité dans ma recherche, d’autant plus que je n’ai plus de fonction
officielle au niveau de l’enseignement. Donc les choses se passent uniquement
lors de ma parole dans les conférences que je peux faire ou éventuellement au
plan de mes écrits, mais je ne me sens pas du tout limité... D’ailleurs en
fait, je n’ai jamais fait cette expérience-là quand j’étais enseignant. Je n’ai
jamais eu l’impression que le magistère était un frein pour ma recherche ou
m’obligeait à un certain silence. Ce que je constate simplement, c’est que les
théologiens conciliaires de ma génération sont un peu seuls, c’est-à-dire
qu’ils se sentent un peu marginalisés par des jeunes souvent très brillants
mais qui n’ont pas la même expérience. Ils ne se souviennent pas bien, ou tout
simplement ils ignorent d’où nous venons. Quand on ne l’a pas vécu, on a du mal
à imaginer ce qu’était l’Église à la veille du deuxième Concile du Vatican et
ce qu’était la liberté des théologiens. Ces mêmes théologiens été ensuite les
pionniers mêmes de l’œuvre du Concile. Mais il ne faudrait pas oublier trop
vite ce qu’ils ont vécu.
S’il est vrai que le Concile doit
beaucoup à des hommes comme Yves Congar, comme Karl Rahner, comme
Marie-Dominique Chenu, comme de Lubac et Danielou, il ne faut pas oublier que
tous ces gens là ont tout de même eu, d’une manière ou d’une autre, à souffrir
de l’Eglise avant le Concile. Ce n’est que dans un seccond temps que Jean XXIII
a fait appel à eux. On sait comment les questionnaires envoyés à tout
l’épiscopat du monde avant le Concile ont été préparées par le Saint-Office de
l’époque. Et plusieurs des projets de textes proposés à l’ouverture du Concile
ont été récusés par la majorité des Pères du Concile. Alors, comme beaucoup de
jeunes théologiens n’ont pas connu cette période là, ils ont l’impression que
l’Église de Vatican II a toujours existé. Les théologiens de ma génération sont
évidemment plus sensibles aux changements considérables qui ont été opérés.
Mais derrière la question que vous posez,
je devine un problème plus délicat, je veux dire le problème de savoir comment
articuler la lettre du Concile et son esprit. Le problème se posait dèjà lors
même du déroulement du Concile, parce qu’il y a eu des textes qui, même s’ils
étaient votés à une grande majorité, étaient en fait des textes de compromis.
On cherchait en effet à obtenir le consensus le plus large en tenant compte au
point de vue doctrinal de l’avis de la minorité.
Alors, quand on fait une herméneutique du
Concile aujourd’hui, 40 ans plus tard, il y a tout un courant dans l’Eglise qui
est plutôt soucieux de manifester la continuité entre l’enseignement
traditionnel de l’Église, celui du Concile de Trente et de Vatican I et puis
celui de Vatican II. Mais il y a d’autres théologiens qui sont plus sensibles à
la nouveauté de Vaticn II, on pourrait même dire la rupture dans le bon sens du
terme, à savoir la rupture instauratrice de Vatican II par rapport à
l’enseignement de Vatican I et par rapport à l’enseignement du magistère de Pie
XII juste avant Vatican II.
Et je pense que les textes du Concile
ont, comme beacoup de textes dans l’Église, un statut encore provisoire. Ils
sont donc ouverts aussi sur un avenir. Autrement dit, la réception de Vatican
II n’est pas terminée. Or il semble qu’actuellement dans l’Église, ceux qui
détienent le pouvoir magistériel soient surtout soucieux de ne pas prolonger ce
temps de réception et de le clore assez vite. On risque alors de ne pas
expliciter, de ne pas déployer ce qu’étaient les promesses de Vatican II tant
du point de vue de ses textes que de son esprit, et qui, depuis 40 ans, n’ont
pas été réellement mises en oeuvre pour des raisons diverses. Je dirais par
exemple que l’enseignement doctrinal du Concile n’a pas entraîné d’
applications majeures dans l’ordre de l’institution ecclésiale comme telle, en
particulier en ce qui concerne la dialectique qui devrait toujours exister
entre l’enseignement du magistère romain et puis l’enseignement des Églises
locales tel qu’il s’exprime à travers les conférences épiscopales dispersées
dans le monde.
La centralisation de l’Église s’est
renforcée sous le pontificat de Jean-Paul II et donc là, certainement, du point
de vue de l’articulation entre la primauté romaine et la collégialité
épiscopale, Vatican II n’a pas tenu ses promesses. Parce que cela ne s’est pas
traduit par des créations d’ordre institutionnel qui auraient essayé
d’enregistrer cette avancée doctrinale. Les Synodes, me semble-t-il, ne sont
pas conformes à ce qu’était l’idée du Synode dans l’esprit de Paul VI, dans le
mesure où ils sont plutôt une caisse de résonance, la décision dernière appartenant
toujours au magistère romain qui n’intègre pas tellement ce qui s’est dit, ce
qui s’est proposé, dans ces divers Synodes, qui sont pourtant des Synodes
représentatifs de la diversité de l’Église dans les cinq continents.
Theologie :
Ces dernières années, vous avez consacré
beaucoup de votre temps à une réflexion sur la rencontre des religions. Cela se
reflète dans vos articles sur ce qu’on appelle la théologie des religions.
Pourriez-vous nous dire précisément on quoi consiste cette théologie et
pourquoi elle est si importante pour l’Église aujourd’hui ?
C. Geffré :
Je commencerai par dire pourquoi je me
suis intéressé à la théolgie des religions. Il y a eu des causes contingentes,
fortuites, qui ont fait que j’ai été de plus en plus conduit à travailler dans
ce secteur là. C’est que l’Institut catholique de Paris m’a confié la chaire de
la théologie des religions non chrétiennes quand le Père Massein a quitté cet
enseignement. Et comme je continuais à enseigner la théologie fondamentale dans
le second cycle, j’ai eu une vive conscience du lien étroit entre ces deux
enseignements. J’ai toujours conçu la théologie fondamentale comme une
herméneutique de la Parole de Dieu en fonction de l’expérience historique des
hommes. Durant les premières années de mon enseignement en théologie
fondamentale, je faisais cette théologie en fonction de la réalité massive de
l’indifférence religieuse et de l’athéisme surtout en référence à la
sécularisation des sociétés occidentales. Or, de plus en plus, j’ai compris que
si on voulait faire un diagnostic de notre expérience historique aujourd’hui,
on ne pouvait pas simplement retenir l’indifférence relgieuse. Il fallait aussi
tenir compte à la fois d’une certaine explosion du religieux et de la vitalité des
grandes traditions religieuses.
En fait, mon enseignement en théologie
des religions, je l’ai conçu comme un prolongement de ma théologie
fondamentale, en ce sens que c’était toujours, au fond, s’interroger sur
l’actualité de la Parole de Dieu, l’actualité du message chrétien, en fonction
de notre expérience historique. Et notre expérience historique, en ce début de
XXIe siècle, n’était plus simplement l’athéisme et l’indifférence religieuse,
c’était aussi les diverses religiosités et la permanence des grandes religions
non chrétiennes. Donc j’ai donc réfléchi sur la méthode d’une théologie des
religions à l’intérieur du champ de la Dogmatique et j’ai essayé de m’investir
dans la connaissance des autres religions même si je n’ai pas la prétention
d’être un historien des religions.
Je me suis surtout intéressé à l’islam
parce que j’avais appartenu très tôt au GRIC (Groupe des recherches
islamo-chrétiennes), lieu de dialogue entre intellectuels musulmans et
théologiens chrétiens. Et puis par goût personnel j’avais toujours réfléchi sur
des traditions religieuses, comme l’hindouisme et le bouddhisme, parce que
quand on s’intéresse aux problèmes que pose la question de Dieu, je pense qu’on
ne peut pas faire un enseignement sur le mystère de Dieu dans les trois
monothéismes sans tenir compte aussi et de l’hindouisme, à la fois théiste et
polythéiste, et du bouddhisme qui pour moi est une vraie religion, même s’il
s’agit d’une religion sans Dieu. Cela nous apprend sûrement à dépasser un
certain anthropomorphisme quant à notre représentation de ce qu’est le Dieu
personnel qui parle à l’homme.
Mais la théologie des religions, c’est
encore tout un chapitre en chantier. Comme vous savez, je préfère aujourd’hui,
comme d’autres, parler d’une théologie du pluralisme religieux plutôt
que d’une théologie des religions. Déjà on a dépassé, je dirais, le vocable de
"théologie des religions non chrétiennes" comme si les religions non
chrétiennes se définissaient uniquement par rapport au christianisme. Et on a
dépassé aussi une théologie des religions dans le prolongement d’une théologie
du salut des infidèles pour parler d’une théologie du pluralisme religieux.
D’une manière générale, on cherche à sortir d’une mentalité spontanée en vertu
de laquelle on fait preuve d’une certaine condescendance, en fait d’un certain
impérialisme chrétien à partir duquel on définirait ce qu’est ou non une vraie
religion.
Une théologie du pluralisme religieux,
telle que je la comprends, c’est une théologie qui prend ses distances à
l’égard de ce qui était encore courant à la veille de Vatican II, c’est-à-dire
une théologie du salut des infidèles. On ne s’intéressait aux non
chrétiens que dans la perspective de leur salut - ou de leur non salut -
éternel, parce qu’on restait encore dans l’horizon du fameux slogan "hors
de l’Eglise, point de salut". Et la mission était également focalisée sur
la conversion des non chrétiens au sens d’un changement de religion. Alors,
quand on passe d’une théologie du salut des l’infidèles à une théologie de
pluralisme religieux, cela veut dire qu’on ne concentre pas toute sa réflexion
sur les chances ou non chances de salut pour ceux qui n’appartiennent pas à
l’Église, mais qu’on s’intéresse aux religions dans ce qui les constitue.
Il me semble que la théologie du pluralisme
religieux explicite ce qui n’a pas été exprimé très clairement dans Nostra
aetate, à savoir qu’on quitte le domaine de la conscience subjective et
qu’on prend les religions dans leur positivité historique. Du point de vue
thélogique, et ça pose des questions tout à fait fondamentales: est-ce que
cette pluralité des religions dans le dessein de Dieu est simplement le
résultat de l’aveuglement coupable des hommes ou, après vingt siècles, d’un
échec de la mission de l’Église.... ou bien est-ce que ce pluralisme ferait, de
quelque manière, mystérieusement partie du dessein de Dieu ? Autrement dit,
quand on parle du Christ et du christianisme, je distinguerai assez nettement
l’universalité du mystère du Christ et l’universalité du christianisme comme religion
historique, même si celle-ci n’a de sens qu’en référence à l’événement
Jésus-Christ.
Il me semble que Nostra aetate a
été lui-même très loin dans la mesure où, quand ce texte affirme que desormais
l’Église a une attitude de respect et d’estime par rapport aux religions non
chrétiennes, il ajoute que c’est parce que dans ces religions nous découvrons
un reflet de la vérité du Logos. Sans le dire, me semble-t-il, les rédacteurs
de Nostra aetate - mais on trouve celà aussi dans certains passages de Lumen
Gentium et de Ad gentes - ont appliqué aux religions non chrétiennes
ce que les Pères de l’Église disaient (je parle des Pères grecs, surtout de
Justin évidemment mais aussi d’Origène) de la sagesse des nations, c’est-à-dire
la grande tradition philosophique grecque. Cette tradition était si haute et si
sublime qu’on pourrait découvrir en elle des semences du Verbe même de Dieu.
Des semences dans l’ordre de la vérité, mais des semences aussi dans l’ordre de
la bonté et même des semences dans l’ordre de la sainteté.
C’est un pas considérable accompli par
Vatican II, car cela veut dire que le dessein de Dieu ne concerne pas seulement
cette petite parenthèse dans l’histoire de l’humanité qu’est l’histoire du
salut au sens strict, celle qui se joue entre la vocation d’Abraham et son
achèvement avec la venue de Jésus Christ. Il embrasse toute l’histoire de
l’humanité. Cela veut dire que si l’on découvre des semences du Verbe dans les
autres traditions religieuses tout au long de l’histoire de l’humanité, c’est
toute l’histoire humaine qui est une histoire du salut, depuis le commencement
du monde. On peut alors aller jusqu’à dire que la révélation qui coïncide avec
l’histoire du salut au sens fort est plutôt le sacrement d’une révélation qui
est pratiquement immanente à l’histoire de l’esprit créé par Dieu.
La conscience humaine n’est jamais
totalement neutre par rapport à celui que nous confessons comme Dieu. Elle est
dans une attitude d’ouverture ou de fermeture. Et donc les formes religieuses
dans lesquelles les hommes expriment leur désir de l’absolu peuvent être des
préparations lointaines à la découverte du vrai Dieu. En tout cas, ce que le
texte de Vatican II mentionne clairement, c’est que les semences du Verbe ne
concernent pas seulement les dispositions subjectives des hommes et des femmes
de bonne volonté mais les éléments constitutifs des religions du point de vue
de leurs mythes, de leurs symboles, de leurs doctrines, de leurs rites, de
leurs pratiques ascétiques et morales. A ce moment-là, nous ne sommes plus dans
la perspective d’une théologie qui s’interroge surtout sur les moyens de sauver
les hommes alors qu’ils n’appartiennent pas à l’Eglise. On va plutôt se livrer
à un discernement des semences du Verbe que l’on peut découvrir dans les autres
religions et on va leur conférer une valeur salutaire.
La difficulté, évidemment, c’est de
maintenir que, si les autres religions peuvent être à leur niveau des
médiations du salut, c’est quand même toujours dans un lien secret avec le
mystère du Christ Les religions sont des médiations dérivées qui
participent à l’unique médiation du Christ. On ne peut pas –me
semble-t-il–parler d’une médiation semblable pour l’Église visible de la terre
même si les religions comme voies de saut sont nécessairement ordonnées
à l’Église comme corps du Christ.. Et de ce point de vue, je distinguerai
l’universalité de l’Église et l’universalité du mystère du Christ. Sur celle-ci
on ne peut pas transiger car Jésus est bien autre chose que le fondateur d’une
religion ou un prophète... il est Dieu parmi les hommes, il est le Fils de Dieu
et cela concerne tous les moments de l’histoire et cela, même avant l’événement
historique de l’incarnation.
Il faut maintenir un lien étroit entre le
mystère de la création et le mystère de la rédemption En fait, selon la visob
de saint Paul, l’univers a été créé en Jésus Christ. Il sera sauvé aussi en
Jésus Christ. Ainsi, de toute éternité Dieu, dans son projet créateur, a fait
de Jésus Christ le paradigme, le chiffre de ce qu’est l’homme et de ce qu’est
sa vocation. Il est appelé en effet à devenir enfant de Dieu et ce sera
toujours en participant à la filiation du Fils unique de Dieu, Jésus Christ.
Je pense donc qu’il faut accepter de
parler de la relativité historique du christianisme. Mais quand on dit qu’on
accepte la relativité du christianisme comme religion, cela n’entraîne pas
qu’on considère la révélation chrétienne comme relative au sens où elle ne
serait pas complète et définitive. Je pense que tout en étant la révélation
absolue sur le visage de Dieu, c’est une révélation qui est transmise aux
hommes selon les conditions d’historicité de Jésus comme homme et selon les
conditions l’historicité des textes du Nouveau Testament. On sait bien que les
textes du Nouveau Testament n’ont pas la prétention d’être une révélation
adéquate par rapport à la plénitude de vérité que constitue et le mystère de
Dieu et le mystère du Christ.
Theologia :
Ces dernières années, le magistère de
l’Eglise a réagi fortement aux efforts que certains théologiens ont fait pour
favoriser le dialogue interreligieux. Pourquoi ?
C. Geffré :
Je pense que certains théologiens dans
leur désir de favoriser le dialogue risquent de remette en cause l’universalité
même du Christ comme médiateur, comme sauveur. La théologie chrétienne ne peut
pas aller jusque là. Et la Déclaration Dominus Iesus avait raison de
mettre un point d’arrêt, un Rubicon qu’on ne peut pas franchir. Mais par
ailleurs, je suis tenté de penser que Dominus Iesus ne respecte pas le même
équilibre que l’on trouve soit dans le texte de Redemptoris missio, soit
dans le texte d’Annonce et Dialogue. Je dirai volontiers que le texte de
Dominus Iesus est trop obsédé par l’opposition justement entre l’absolu
et le relatif. Je crois aussi que le Document va trop loin quand il prétend que
les théologiens comme moi-même, comme Jacques Dupuis, comme Schillebeeckx, qui
acceptent de distinguer un pluralisme religieux de droit ou de principe et un
pluralisme religieux de fait, tombent nécessairement dans toutes les erreurs
qu’il condamne à juste titre: en particulier le fait qu’on ne croirait plus à
l’absolu de la révélation chrétienne, à l’inspiration des Écritures qu’on
distinguerait trop le Verbe de Dieu et l’homme Jésus, etc…. Autrement dit,
accepter un pluralisme religieux de principe ne veut pas dire qu’on tombe dans
le relativisme absolu et accepter de distinguer l’universalité du Christ et
l’universalité du christianisme ne veut pas dire qu’on ne maintient pas
fermement que le christianisme est la religion de la révélation finale sur
Dieu. C’est précisément, comme dit Paul Tillich, parce que le christianisme a
la prétention d’être la religion de la révélation achevée, finale, sur Dieu,
qu’il ne peut pas être lui-même une religion absolue. Ou alors il tombe dans l’idôlatrie.
Theologia :
Est-ce que vous avez un projet que vous voudriez réaliser dans les années à
venir ?
C. Geffré :
Les années, je ne sais pas combien il m’en reste, surtout parce que ma vue
baisse… Mais je voudrais reprendre un certain nombre d’articles que j’estime
importants sur le dialogue interreligieux, peut-être aussi sur ce qu’est la
religion, du point de vue de l’anthropologie religieuse, sur la rencontre des
cultures et l’inculturation, et sur la mission de l’Eglise à l’âge de la
mondialisation ou de la globalisation. Je pense que, de plus en plus, la grande
question qui va se poser à toutes les religions, c’est la question de leur
universalité, car à l’âge de la mondialisation une grande religion vivante ne
peut plus être une religion encore trop ethnique, une religion prisonnière de
ses racines géographiques, historiques et culturelles. Et donc les religions
qui ne vérifient pas leur prétention à l’universel risquent de dépérir… Elles
sont vraiment obligées de faire un effort d’inculturation beaucoup plus grand
pour précisément manifester qu’elles ne sont pas prisonnières de leurs
origines. De ce point de vue, je crois - je le dis au nom de ma foi mais je le
dis aussi au niveau d’un jugement global sur les religions - que le
christianisme est dans une bonne posture parce qu’il peut faire la preuve de
son universalité alors même que pendant vingt siècles il a été culturellement
la religion privilégiée de l’Occident.
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: theologia.fr
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Claude Geffré (biographie)
Claude Geffre, dominicain français, est
né à Niort (Deux-sèvres) en 1926. Il a été professeur de théologie dogmatique
aux Facultés du Saulchoir de 1957 à 1968 et recteur de ces facultés de 1965 à
1968. En 1968 il a été nommé à l'UER de théologie et de sciences religieuses de
l'Institut catholique de Paris. Au sein de cette faculté, il a enseigné la
théologie fondamentale (1968-1988) - tout en assurant la direction du cycle des
études de doctorat de 1973-1984 - et la théologie des religions (1985-1996).
Directeur de la collection "Cogitatio fidei" aux Édition du Cerf, il
a lui-même écrit de très nombreux articles et plusieurs ouvrages importants
consacrés en particulier à la question herméneutique (voir ci-dessous). Il a
aussi été directeur de l'École biblique de Jérusalem.
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Claude Geffré (bibliographie séléctive)
(Vous pouvez vous procurer les livres de
Claude Geffré soit sur le site "alapage.com" (cliquez
ici) soit en librairie religieuse.)
- Le christianisme au risque de
l'interprétation, dans
la collection "Cogitatio fidei", Ed. du Cerf, 1983.
- Un nouvel âge de la théologie, Préface de M.-D. Chenu, Ed. du Cerf,
1987.
- Michel de Certeau ou la différence
chrétienne, (sous la
direction de C. Geffré), Ed. du Cerf, 1991.
- Un espace pour Dieu, Ed. du Cerf, 1996.
- Le christianisme au risque de
l'interprétation, Ed. du Cerf, 1997.
- Profession Théologien. Quelle pensée
chrétienne pour le XXIe siècle?, (Entretiens avec Gwendoline Jarczyk),
Albin Michel, 1999.
- Croire et interpréter. Le statut
herméneutique de la théologie, Ed. du Cerf, 2001