Léducateur,

un semeur despérance

dans une société en perte de confiance

 

Une conférence donnée par Jean-Marie Peticlerc sdb

http://www.salesien.com

 

·        "La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance.

·        La foi, ça ne m’étonne pas. ça n’est pas étonnant.

·        J’éclate tellement dans ma création. (…)

·        Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne. Moi-même.

·        ça c’est étonnant.

·        Que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe

·        et qu’ils croient que demain ça ira mieux.

·        Qu’ils voient comment ça se passe aujourd’hui

·        et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin.

·        ça c’est étonnant et c’est bien la plus grande merveille de notre grâce.

·        Et j’en suis étonné moi-même.

·        Et il faut que ma grâce soit en effet d’une force incroyable.

·        Et qu’elle coule d’une source et comme un fleuve inépuisable."

C’est ainsi que, dans le Porche du mystère de la seconde vertu s’exprimait Péguy, cet auteur moderne qui écrivait dès 1904:  "Quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner†; une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas; et tel est précisément le cas de la société moderne."

Une société qui ne sait plus transmettre la vertu d’espérance à ses jeunes membres est une société qui désespère d’elle-même.

La désespérance … sans doute le facteur le plus important de cet embrasement des banlieues que nous venons de connaître. Désespérance, en la seconde quinzaine d’octobre, de tous ces jeunes sans affectation scolaire, sans employeur ayant accepté de signer un contrat d’apprentissage, et pour qui approche la date fatidique du 1er novembre. La visite du ministre de l’Intérieur, venu inaugurer un commissariat de police qui brûla quelques jours après, ressembla à une provocation dans un tel contexte.

La désespérance … quand le passé est douloureux, le présent sans intérêt, et le futur obscur, la seule chose à quoi l’on se raccroche, c’est l’amitié. Lorsque l’ami meurt, c’est la confrontation au néant. Et le discours qui apaise, c’est celui de la compassion … non celui de la légitimation de l’institution (c’est pas la faute à la police, c’est leur faute …), discours inévitablement générateur de violence.

La désespérance … quand l’échec scolaire est massif, quand le chômage des jeunes actifs de 16/25 ans atteint 50 %, quand la seule perspective est l’enfermement dans la cité de béton …

L’éducateur, un semeur d’espérance dans une société en perte de confiance. Les évènements de la banlieue rendent ce thème très actuel.

Et, comme je parlerai en éducateur, permettez-moi de commencer par vous présenter brièvement l’association Valdocco, fondée voici dix ans à Argenteuil et qui vient d’ouvrir une antenne à Lyon. Il s’agit d’une association de prévention qui œuvre auprès d’enfants et d’adolescents en difficulté de la dalle d’Argenteuil et de la cité Sœur Janin à Lyon.

La plus grande difficulté de ces jeunes que je côtoie au quotidien réside dans le fait qu’ils circulent tous les jours dans trois lieux, porteurs d’une culture différente : la famille, qui reste marquée par les traditions du pays d’origine ; l’école, inscrite dans la tradition républicaine ; la rue, elle aussi porteuse d’un certain nombre de valeurs (je citerai en premier lieu un certain sens de l’honneur) et de codes de communication, dans le registre du langage et de la violence. Dans chacun de ces lieux, des adultes sont, qu’on le veuille ou non, porteurs de repères pour les plus jeunes : les parents en familles, les enseignants à l’école, les aînés dans la rue (on sait le poids de l’influence des plus grands sur les adolescents). Et chacune de ces catégories d’adultes, qui fait référence pour l’enfant, au mieux s’ignore, au pire se discrédite. Les enseignants parlent de parents démissionnaires et des voyous de la rue ! Les parents disent : “ Les enseignants ne savent plus faire leur travail correctement : ils se disent professionnels de l’éducation, et ne sont même plus capables d’assurer la discipline ! C’est la faute aux mauvaises influences de la rue. ” Et les aînés de dire : “ De toute façon, que tu bosses ou non, tu es dans un collège sans avenir ( et il est vrai que le fossé s’est creusé entre les collèges de Zone d’Education Prioritaire et ceux du centre ville ), et tu sais, tes vieux sont d’une autre génération. Ils ne comprennent plus rien à rien !” On comprend alors, dans un contexte marqué par une telle incohérence, combien la transmission des repères, des limites est difficile pour la jeune génération.

Aussi, au Valdocco, tentons-nous de mettre en place une approche globale de l’enfant et de l’adolescent, en le rejoignant dans chacun de ces trois champs :

- celui de la rue, grâce aux actions d’animation de rue, menées par l’équipe éducative sur les places auprès des enfants ne fréquentant pas les structures du quartier, et le travail de rue mené auprès des adolescents qui squattent les cages d’escalier, dans le cadre d’un agrément de prévention spécialisée ;

- celui de l’école, par le service d’accompagnement éducatif et scolaire, qui assure soutien dans la scolarité, et médiation famille / école ;

- celui de la famille, l’association étant agréée dans le dispositif Réseau d’Ecoute, d’Appui et d’Accompagnement des Parents. Nous animons des groupes de parole de parents, souvent débordés par le comportement de leurs enfants et de leurs adolescents et gérons un service de médiation familiale.

Le maître-mot de l’action éducative menée est celui de médiation : créer des liens entre les différents adultes qui cheminent auprès de l’enfant.

Les propos que je vais tenir seront inévitablement teintés par cette expérience.

L’éducateur, un semeur d’espérance dans une société en perte de confiance. Commençons par nous arrêter sur cette société qui désespère de son avenir, puis tentons de porter un regard évangélique, attentif aux processus de germination, avant de dégager quelques pistes pour une pédagogie de l’espérance.

 

UNE SOCIété qui désespère

La plus grande source de mal-être de la jeunesse réside principalement, à mes yeux, dans le regard négatif que les adultes portent sur demain.

 

Un étrange paradoxe

Nous vivons aujourd’hui une situation éminemment paradoxale. Notre génération est la première, dans l’histoire de notre pays, qui confie à la suivante un avenir sans risque d’invasion du territoire par un de nos voisins. Merci l’Europe! Nos parents, nos grand-parents, nos arrières grand-parents ont, quant à eux, connu des enfances ou des jeunesses marquées par la guerre, et pourtant ils savaient être porteurs d’espérance.

Je me souviens, j’avais 9 ans en 1962. Mes parents avaient connu les affres du débarquement en Normandie, et la ruine de leur belle ville de Rouen. Nous étions alors en plein blocus de Cuba, avec une réelle menace de guerre nucléaire entre les Etats Unis d’Amérique et l’Union soviétique, dont l’issue aurait pu être fatale pour l’humanité. Dans ce contexte, je me rappelle, quant à moi, que le soir, en m’endormant, je feuilletais les dernières pages de mon encyclopédie et que je rêvais de la voiture, du robot et de la fusée de l’an 2000. Autrement dit, malgré leur vécu empli d’angoisse, nos parents savaient enthousiasmer leurs enfants sur le thème de demain.

Aujourd’hui, tel n’est plus le cas. On ne sait plus qu’inquiéter les enfants sur l’avenir. Lorsque l’on interroge des 10/12 ans, les trois premières idées qu’ils associent à demain sont la peur de la pollution, du chômage et du terrorisme.

Il est beaucoup plus difficile d’être jeune dans une société qui se projette négativement sur demain. Comment s’enthousiasmer sur son avenir lorsque le discours majoritaire chez les adultes se résume en "hier la France était belle, aujourd’hui c’est difficile, demain c’est la catastrophe. Une seule posture:  le NON … non à tout ce qui peut bouger, tant on veut s’accrocher aux mirages du passé."

Nous vivons dans la quatrième puissance économique du monde. Des milliers de jeunes d’autres pays sont prêts à prendre tous les risques, voire à voyager dans le train d’atterrissage d’un avion, pour rejoindre notre sol… Et notre jeunesse désespère de son avenir !

 

Le rôle joué par les médias

Il faut à ce sujet dire un mot sur le rôle joué par les médias. Ceux-ci fonctionnent à l’audimat, et, nous le savons tous, ce qui intéresse, c’est ce qui sort de la norme. Comme le dit le dicton, un train en retard, c’est une nouvelle ; quatre-vingt-dix neuf trains à l’heure, ce n’en est pas une. Le journal de 20 heures constitue en quelque sorte le catalogue de tous les dysfonctionnements qui se sont produits durant la journée. Et c’est à partir des images diffusées que se forge la perception du monde.

Le poids des médias est lourd dans la perception qu’ont nos contemporains du climat ambiant. Et ils transmettent à leurs enfants cette impression que rien ne va !

Prenons un exemple. La criminalité juvénile, en ce début du XXIe siècle, est beaucoup moindre qu’au début du siècle précédent. Mais l’insécurité générée est beaucoup plus forte. Car, il y a cent ans, lorsqu’un crime affreux était commis par un jeune dans un village, seuls les habitants en avaient connaissance. Tous étaient complètement retournés, mais on se rassurait en se disant qu’un tel acte ne survenait qu’une fois par siècle. Et lorsque trois jours après, un autre crime était commis dans un village situé à l’autre bout de la France, il en allait de même. Aujourd’hui, avec les images transmises par la télévision, même les habitants d’un village où il ne s’est jamais rien passé commencent à s’inquiéter de l’insécurité ambiante !

Ainsi, à Paris, les agressions sont plus fréquentes en surface que dans le métro, mais le sentiment d’insécurité est plus grand dans le réseau souterrain que dans la rue. Pourquoi ? Parce qu’en surface, une agression a vingt témoins, alors que si elle survient dans le métro, ils sont 500 ! La diffusion de l’information, qui est source d’insécurité, ne s’effectue pas à la même échelle. Voilà ce qui explique qu’il n’existe pas de corrélation entre le niveau et le sentiment d’insécurité, celui-ci étant lié non pas au nombre de délits mais à la connaissance qui en est donnée.

Et les mauvaises nouvelles ont toujours tendance à se propager plus rapidement que les bonnes!

 

Incidences sur les comportements des jeunes

Un tel climat engendre chez les jeunes de notre pays une crise de confiance en l’avenir, qui possède de grandes incidences sur leurs comportements dans le présent. Nous assistons chez eux à un développement des conduites de l’instant, que ce soit dans le registre de la délinquance ou de la toxicomanie.

Beaucoup d’enseignants parlent aujourd’hui d’une perte de sens de l’effort, qu’ils ont observée chez la jeune génération. Mais l’effort pour l’effort ne me paraît pas constituer une valeur en soi. Il s’agit plutôt de masochisme ! Ce qui fait valeur, c’est l’effort pour atteindre l’objectif que l’on s’est fixé. Et la plus grande difficulté des jeunes d’aujourd’hui ne réside-t-elle pas dans l’impossibilité de se fixer des objectifs, car ceci présuppose la capacité de se projeter dans l’avenir ?

Il m’arrive de rencontrer des élèves de terminale S, qui s’abrutissent au travail. Les programmes sont devenus difficiles, et l’horaire de travail hebdomadaire est plus proche de 70 heures que de 35! Et lorsque je leur demande ce qu’ils pensent faire plus tard, ils ne le savent pas ! Travailler ainsi, sans avoir une idée sur ce à quoi cela peut servir, n’est-ce pas un peu fou ? Et parfois le ressort se casse.

J’aime dire aux enseignants, lorsqu’il m’arrive d’animer des journées pédagogiques, que le principal rôle du professeur d’histoire n’est pas de transmettre un contenu historique, mais de transmettre le sens que cela a de faire de l’histoire pour vivre sa vie de citoyen du XXIe siècle.

L’essentiel pour un professeur de mathématiques n’est pas de transmettre un contenu mathématique, mais de transmettre le sens que cela a de maîtriser l’outil mathématique pour s’insérer dans la société moderne.

Une société, qui ne permet pas à une part importante de sa jeunesse de se projeter dans l’avenir, est une société qui empêche la construction du sens. Et cette crise du sens débouche, chez les jeunes d’aujourd’hui, soit dans l’augmentation des conduites de l’instant, soit dans la déprime. C’est la pathologie la plus fréquemment rencontrée chez l’adolescent aujourd’hui.

Et vous savez combien est grand le problème posé par le suicide des jeunes dans notre pays.

La France compte parmi les pays du monde où ce problème se pose de manière cruciale. On en parle une fois l’an, lors de la semaine de prévention nationale contre le suicide. Tout le pays s’est ému en janvier 2005 sur le sort de ces deux adolescentes qui se sont jetées du haut d’une falaise. Mais quotidiennement, ils sont trois à mettre fin à leur jour puisque, chaque année, de 800 à 1000 adolescents, âgés de 15 à 24 ans, se suicident !

Les tentatives de suicide sont de 40 à 60 fois plus nombreuses. On peut les estimer à environ 50 000 par année. Si trois quarts d’entre elles concernent les filles, les suicides qui conduisent à la mort concernent quant à eux, pour trois quarts des garçons.

Le problème du suicide des jeunes devient crucial dans notre pays. D’autant que bon nombre d’adolescents, même s’ils ne passent pas à l’acte, sont habités par des idées suicidaires. Une enquête de l’INSERM, menée auprès d’une population scolaire de 15 à 19 ans, montrait que plus de 10% des adolescents interrogés étaient habités par des idées suicidaires.

Chaque fois que j’interviens dans une assemblée d’enseignants en lycée, je leur rappelle que, statistiquement, (méfions-nous des statistiques, car il existe bien évidemment des disparités saisonnières et régionales), lorsqu’ils font classe à trente lycéens, et qu’ils viennent avec leur littérature, leur histoire, leurs sciences, il y en a trois, parmi leurs élèves, pour lesquels la question qui se pose est:  "Est-ce que je me fous en l’air ce soir ?"Il est important de le savoir.

Tel est l’état moral de notre jeunesse. Il est grand temps aujourd’hui de prendre la mesure du problème.

 

SEMER L’ESPéRANCE

Combien il est important, par les temps qui courent, d’apprendre à l’enfant, à l’adolescent de savoir s’émerveiller sur la beauté, le progrès ! Certes, il faut les mettre en garde contre les dérives possibles d’une mauvaise utilisation des découvertes. Mais sachons veiller à ce que le discours de mise en garde ne vienne empêcher toute faculté d’émerveillement devant ce qui naît.

"Un arbre qu’on abat fait beaucoup plus de bruit qu’une forêt qui pousse"dit le proverbe africain. Il est temps, pour le moral de notre jeunesse, de ne pas les abrutir constamment par le bruit des arbres qui tombent, largement répercuté par les médias, et de savoir les ouvrir à la beauté de la germination.

 

Le regard évangélique

Telle est la spécificité du regard évangélique:  l‘attention au "déjà là"et au "pas encore là", autrement dit l’attention au parcours de germination.

Un jeune, effectuant sa récollection de profession de foi, m’interrogeait "Faudrait savoir, Jean Marie, le Royaume, à certaines pages d’Evangile, Jésus nous dit:  "Réjouissez-vous car il est là", quelques pages plus loin "Priez pour qu’il vienne !"Faudrait savoir, il est là, ou il n’est pas là, le Royaume ?"

Question de bon sens, qui s’avère très pertinente. Jésus ne dit-il pas: "Voici que le Royaume de Dieu est au milieu de vous"(Luc 17, 21) et "Lorsque vous priez, dites: "Que ton règne vienne!"(Luc 11, 2)

La réponse à ce paradoxe, c’est la parabole de la graine. Car, lorsque vous vous tenez face à une graine, vous pouvez avec le même degré de vérité dire "l’arbre est là"(il est potentiellement là, déjà entièrement contenu dans le germe), ou "l’arbre n’est pas là"(si vous ne plantez pas la graine, si vous ne l’arrosez pas, il ne risque pas d’apparaître). Autrement dit, il est aussi véridique de dire "le Royaume de Dieu est là"ou "Il n’est pas encore là". Les deux acceptions sont aussi vraies l’une que l’autre, puisqu’il est là sous le mode de la germination.

 

La parabole de la graine

La plus belle parabole qui ait pu être écrite sur l’éducation, c’est justement cette parabole de la graine.

Il existe trois catégories d’hommes et de femmes dans la confrontation à la graine. Tout d’abord, ceux qui ne voient en la graine que la graine (avouons que la perspective est limitée !). Puis ceux qui, en voyant la graine, ne font que rêver à l’arbre (mais ils risquent fort en rêvant d’écraser la graine). Enfin, ceux qui voient à la fois la graine et l’arbre. Ceux-là sont alors attentifs au terrain.

Cette parabole de la graine constitue une formidable parabole de l’éducation. Ne s’agit-il pas de permettre à l’enfant de prendre racine dans l’héritage familial, social, culturel, afin d’éclore à sa nouveauté de sujet ?

Si je décrypte cette parabole dans le champ éducatif, je dirai alors qu’il existe trois catégories d’éducateurs. Tout d’abord, il y a ceux qui ne voient dans l’enfant que l’enfant tel qu’il est aujourd’hui. Limiter son regard à l’enfant risque bien de ne pas l’aider à transformer toutes ses potentialités en capacités…. et le risque est grand pour les parents et pour les éducateurs de ne pas trop souhaiter voir l’enfant grandir, tellement il est parfois gratifiant de le sentir dépendant de nous-mêmes. Appliqué à l’école, ce schéma donne "libres enfants de Summerhill". L’enfant qui apprend comme il veut, où  il veut, quand il veut… L’évaluation de ce type d’institution n’a guère été concluante, car la société ne fonctionne pas ainsi.

Seconde catégorie d’éducateurs, ceux qui ne voient dans l’enfant que l’adulte qu’il est appelé à devenir. C’est le "passe ton bac d’abord !"Ne voir dans l’enfant que le futur adulte risque de rendre l’éducateur peu soucieux du "terrain"dont il a besoin pour se développer harmonieusement … et le risque est grand, dans certaines institutions éducatives, de ne pas tenir compte suffisamment de ses besoins spécifiques... et en particulier du respect de ses rythmes. On a si souvent tendance, dans notre pays, à confondre précocité et intelligence. Rappelons-nous les appréciations portées par les instituteurs d’Einstein, qui déploraient sa lourdeur d’esprit !

Oui, la tentation peut être grande pour l’éducateur d’enfermer l’enfant dans les projections qu’il fait sur lui. Que de collégiens souffrent chaque matin de devoir porter sur leurs épaules le cartable trop lourd des ambitions de leurs parents ?

Enfin, troisième catégorie d’éducateurs, ceux qui voient dans l’enfant à la fois celui qu’il est aujourd’hui et l’adulte qu’il est appelé à devenir demain. Alors, ceux-là s’occupent avec soin de la seule chose à laquelle ils peuvent œuvrer, à savoir le terrain … Offrir le meilleur terrain afin que l’enfant puisse prendre racine dans l’héritage social, culturel, religieux, de manière à éclore à sa nouveauté de sujet, n’est-ce pas là le plus beau résumé de la tâche éducative?

 

Une double conséquence

Développer un projet prenant en compte l’enfant, sa réalité d’aujourd’hui et sa potentialité d’adulte de demain, c’est à la fois "sécuriser"et "responsabiliser". La réussite de tout projet dépendra, à mes yeux, de la saine articulation entre ces deux lignes force.

Sécuriser tout d’abord. Car l’enfant doit se sentir suffisamment sécurisé pour relever le défi de l’apprentissage. Bon nombre de familles se tournent aujourd’hui vers l’école catholique car elles la jugent plus sécurisante.

Sécuriser … C’est savoir exprimer le caractère inconditionnel de l’affection qui nous lie au jeune … C’est aussi être garant d’un univers de règles qui tiennent bon malgré les tentatives de transgression adolescente … L’adulte qui joue un rôle éducatif doit savoir s’opposer, dire non. Il doit être capable de définir des limites précises, et de s’y tenir. Bien souvent, les conduites adoptées par les jeunes en difficulté, avec la grande facilité de passage à l’acte qu’elles manifestent, sont symptomatiques d’un mauvais rapport à la loi. Souvent, engoncés dans une problématique du "tout, tout de suite", ils ne peuvent en sortir s’ils ne rencontrent sur leur route des adultes qui ne cèdent pas à leurs pressions et manipulations de toutes sortes. Au contraire, pour être sécurisés, ils ont grand besoin de pouvoir se confronter à des adultes qui ne les craignent pas, qui savent s’opposer, qui n’acceptent pas sans réagir la transgression de la loi.

Sécuriser, mais aussi responsabiliser. Car c’est seulement en exerçant des responsabilités que l’on apprend à devenir responsable … Bien des adolescents souffrent aujourd’hui de ne pouvoir exercer aucune réelle responsabilité dans nos sociétés … Ne nous étonnons pas alors de leurs comportements de fuite !

Des enseignants se plaignent du rapport de consommateurs que des jeunes et leurs familles ont avec l’école. Mais, en se plaignant ainsi, ils se remettent en cause ! Car je dois vous avouer que lorsque je fréquente un lieu, où je n’exerce aucune responsabilité dans l’organisation de l’espace-temps, j’y vais en consommateur !

L’école doit être un lieu de responsabilisation de l’enfant qui grandit. Mais, bien sûr, responsabiliser l’enfant et l’adolescent, c’est forcément courir un risque, le risque de la confiance. Il n’est pas de vraie prise de responsabilité sans réelle prise de risque.

Tel est le drame de notre société d’aujourd’hui où l’on ne veut plus courir aucun risque. Et la pénalisation outrancière de l’erreur commise par celui qui exerce une responsabilité éducative auprès de jeunes le pousse à minimiser toute prise de risque.

Mais une éducation sans risque n’est-elle pas l’éducation la plus risquée qui soit. Car elle produit des assistés ! En effet, comment l’enfant pourrait-il devenir un adulte responsable, s’il a toujours été écarté de toute prise de responsabilité ?

La spiritualité chrétienne de l’éducation est une spiritualité du risque. Aucune foi, en effet, ne peut survivre sans risque. Le chrétien, en éducation, est celui qui ose.

 

UNE PéDAGOGIE DE L’ESPéraNCE

Développer une pédagogie de l’espérance, c’est appréhender l’enfant dans la dimension du passé, du présent et de l’avenir. Lorsque Jésus rencontre les disciples d’Emmaüs en pleine désespérance (cf Luc 24), il commence par les aider à relire leur histoire, il les invite à sa table, et il réouvre un avenir:  ces deux hommes qui s’excluaient de la vie de la communauté à Jérusalem retournent en courant y reprendre leur place !

 

Relire le passé

Celui que ne connaît pas son histoire est condamné à la répéter, disait Goethe. Et c’est ainsi qu’il arrive que des enfants abusés deviennent des parents abuseurs, que des enfants maltraités deviennent des parents maltraitants ! Semer l’espérance, c’est d’abord aider à relire le passé, en permettant à l’enfant de prendre une place d’acteur dans sa vie.

Et combien il est important, dans cette relecture, d’apprendre à l’enfant à mémoriser ses réussites. Car l’homme est ainsi fait qu’il n’est capable d’affronter une difficulté qu’en mémorisant une réussite antérieure.

Prenons l’exemple d’un enseignant qui demain matin retrouve une classe du secondaire avec de grands adolescents, debout sur les tables du fond, en train d’envoyer des avions en papier, rejouant ainsi une scène du "Cercle des poètes disparus". Voici l’enseignant déstabilisé.

Imaginez qu’il mémorise une situation où il y avait eu un début de chahut, où il avait élevé le ton, les élèves aussi et il en était presque venu aux mains. Ou bien, imaginez qu’il mémorise une situation où, avec un trait d’humour, il avait rétabli le calme, en leur disant:  "Ecoutez, demain on va faire une lettre circulaire aux parents. On interdit le Crunch au petit déjeuner, tout le monde revient au Poulain, le chocolat des enfants sages."

J’affirme que sa manière de faire face à la difficulté du moment dépendra dans une large mesure du type de mémorisation qu’il effectuera.

Tel est le drame de jeunes enseignants chahutés.

Il est parfois, parmi eux, d’excellents pédagogues ; mais, n’ayant pas disposé, au début de leur carrière, de suffisamment d’outils d’analyse pour appréhender la réalité de leurs classes, n’ayant pas été suffisamment encadrés dans l’exercice de leurs fonctions, voici qu’ils ont emmagasiné des expériences négatives de chahut, et aussitôt que les premiers symptômes d’agitation se dessinent, c’est aussitôt la répétition de la situation de chahut.

Ce qui est vrai pour l’enseignant est vrai pour l’enfant.

Il m’arrive souvent d’animer des journées pédagogiques d’enseignants sur le thème de l’échec scolaire. Je leur dis souvent:  "Regardez faire un professeur d’éducation physique et sportive ! Ce sont souvent ceux qui ont le plus "les deux pieds sur terre". Imaginez une séance consacrée au saut en hauteur ! Imaginez qu’ils séparent la classe en deux groupes de collégiens de douze ans. Là, je mets l’élastique à 80 centimètres, tout le monde réussit et je monte progressivement l’élastique à 1,80 mètre; dans le deuxième, je mets l’élastique à 1,80 mètre, tout le monde rate et je le descends. La moyenne de saut sera toujours supérieure pour le premier groupe.

Et je n’ai jamais vu un professeur enseigner le saut en hauteur de la deuxième façon. Même lorsqu’il est confronté à un champion qui saute 1m70, il le fait démarrer à 1m50. Qu’est-ce qu’il se passe alors dans la tête de l’adolescent†? " 1m70, c’est haut ; mais j’ai réussi 1m67, et ce n’est que 3cm de plus."

Mais du côté des professeurs d’enseignement général, j’entends parfois dire:  "Jusqu’où   faudra-t-il que je m’abaisse ?"

Car un devoir de mathématiques, c’est comme une séance de saut en hauteur.

Imaginez un énoncé de mathématiques avec tel niveau de difficulté au troisième exercice. Imaginez un énoncé où les deux premiers exercices sont beaucoup plus difficiles que le troisième, et un autre énoncé où les deux premiers exercices sont beaucoup plus faciles que le troisième ; la moyenne de réussite de la classe au troisième exercice dépendra largement de la construction de l’énoncé.

Celle-ci est de la responsabilité entière de l’enseignant.

Il est des constructions d’énoncés qui sont marqués par une pédagogie de la réussite, mettant d’emblée tous les élèves en situation de réussite au début, et les accompagnant vers la difficulté.

Il en est d’autres qui sont construits sur le mode sélectif de l’entrée en grandes écoles, où il faut en faire tomber à chaque question, et qui sont destinés à mettre en échec la majorité des jeunes. C’est un véritable choix pédagogique.

Dans l’école catholique, il est important d’aider le jeune à mémoriser de la réussite.

Je suis étonné, à la lecture des observations dans les bulletins scolaires, de voir figurer face à une bonne note, un minuscule "assez bien", dans un océan de blanc, et face à une mauvaise, trois lignes de commentaire désobligeant autour d’une note soulignée en rouge. Il faudrait faire l’inverse. Commenter abondamment la réussite et garder une grande pudeur pour commenter les mauvaises notes, de manière à ce que l’enfant ne s’enferme pas dans une spirale d’échec.

Et si échec il y a, il faut toujours aider l’enfant à le relire. Imaginons deux collégiens de 3e, rentrant chez eux après un examen de mathématiques qu’ils pensent avoir tous deux réussi. Mais, à mi-chemin, le premier réfléchit "Zut†! j’ai oublié de changer le signe du x en le transférant d’un côté à l’autre de l’équation… Tout est faux !"Le deuxième, lui, rentre heureux à la maison. Lundi matin, c’est la remise des copies:  les deux ont "3". Mais le premier, qui a bien saisi où était son erreur, pourra sortir renforcé de cet échec. La prochaine fois, il sera plus attentif. Alors que le deuxième, incapable d’écouter la correction tant il est en difficulté pour gérer sa déception, risque de perdre confiance en lui au prochain contrôle. Seul l’échec relu permet de progresser.

 

Ne pas enfermer dans le présent

Semer l’espérance, c’est ne jamais étiqueter l’enfant, l’adolescent à partir de ses comportements ou de ses performances de l’instant.

Comme j’aime à le répéter chaque fois que j’interviens en collège ou en lycée, ou lorsque j’anime des groupes de paroles de parents, il est complètement différent de dire à quelqu’un "Tu as fait une connerie"ou "Tu es con". Dans le premier cas, il sera capable de reconnaître sa bêtise, et aura peut-être même l’intelligence de vouloir réparer. Dans le second, il aiguisera son système de défense.

J’aime dire aux parents:  il existe la même différence entre "tu as menti"et "tu es menteur", "tu as commis un vol"et "tu es voleur". Dans le premier cas, on fait un constat objectif sur l’acte posé. Dans le second, on porte un jugement de valeur sur l’enfant, on l’enferme dans une étiquette à partir de comportements observés !

S’il est un mot que je n’utilise jamais dans mon vocabulaire d’éducateur, c’est celui de délinquant pour qualifier un jeune, même si bon nombre de ceux que je côtoie commettent de multiples délits ! Car qu’est-ce qu’un jeune délinquant ? Si je prends la définition du dictionnaire, un jeune est délinquant parce qu’il a commis un délit. Mais, très vite, dans la tête des gens, cela devient:  "Un jeune commet des délits parce qu’il est délinquant !"C’est terrible une telle inversion de causalité ! Qu’y a-t-il, en effet, de commun entre un adolescent de 16 ans qui subtilise la carte bleue de sa mère, et celui qui agresse sexuellement une petite fille ? J’ai du mal à comprendre ce que veulent dire des collègues lorsqu’ils écrivent des articles, voire des ouvrages, sur le thème des "délinquants". Moi, j’ai écrit un ouvrage sur "les délinquances" ! Je rencontrai récemment un collègue qui se disait directeur d’un foyer de jeunes délinquants. Je lui souhaite bonne chance ! Moi, je dirige un centre de jeunes, dont certains commettent des délits. Mais, la posture éducative qui est mienne, c’est : "Tu as commis un délit, mais, pour moi, tu n’es pas un délinquant. Et c’est pour cela que je te sanctionne, car je sais que tu vaux beaucoup mieux que ton comportement d’aujourd’hui !"

La même différence existe entre dire à un élève "Votre copie est nulle"ou "Vous êtes nul". Dans le premier cas, on constate une réalité, dans le second, on enferme dans une étiquette. J’aime dire aux enseignants qu’oser qualifier un élève de nul, c’est afficher à la face du monde sa nullité en philosophie. Car le concept de nullité se conçoit clairement:  c’est rien. Une note peut être nulle en fonction d’un référentiel de notation. Mais il y a forcément une différence entre un élève et rien, puisqu’il est quelqu’un. Et si, par malheur, vous le persuadez qu’il est nul, alors il ne sera plus capable que de produire du nul.

Ne pas enfermer dans le présent, c’est aussi, je crois, à la mobilité. Pour pouvoir inventer l’avenir, encore faut-il être mobile dans sa tête. J’effectue aujourd’hui des travaux de recherche, pour le compte du conseil scientifique de l’Institut pour la Ville en Mouvement, où  je pose l’hypothèse suivante:  pour pouvoir se mobiliser dans le temps, encore faut-il être suffisamment mobile dans l’espace. S’insérer dans la société moderne suppose une telle mobilité. Le plus grave handicap dont souffrent les populations des quartiers qui ont explosé, n’est-ce pas justement l’absence de mobilité ? L’éducation à la mobilité me paraît devoir aujourd’hui constituer une priorité.

 

Ouvrir un avenir

Semer l’espérance, c’est enfin ouvrir un avenir. On éduque toujours aujourd’hui pour demain.

L’outil à privilégier dans une pédagogie de l’espérance, c’est le projet. Toute institution éducative se définit par son projet. On sait l’importance que l’Enseignement catholique apporte à cette notion.

Ce qui est vrai pour l’institution est aussi vrai pour chaque jeune accueilli. C’est par une pédagogie de projet qu’on lui permet de progresser dans l’espérance.

Une telle pédagogie comporte trois phases, aussi importante les unes que les autres sur le plan éducatif.

Tout d’abord, l’élaboration du projet. Il s’agit d’aider l’enfant à passer du rêve à la réalité. Il ne s’agit pas de briser les rêves:  trop d’adolescents souffrent de ne rencontrer que des adultes briseurs de rêves ! Je songe à ces parents qui se plaignent que leur adolescent n’ait plus envie de rien; mais, depuis qu’il est petit, chaque fois qu’il a émis un souhait, il y avait un adulte pour lui dire:  "Tu n’y penses pas! ce n’est pas fait pour toi!"Il ne s’agit donc pas de briser le rêve, mais d’écouter l’adolescent et de l’aider à prendre conscience peu à peu des contraintes de la réalité pour passer du rêve au projet.

Deuxième phase, la réalisation. Et il est important que le jeune soit véritablement acteur.

Et enfin, l’évaluation. Car c’est en relisant qu’on apprend à progresser.

 

EN GUISE DE CONCLUSION

Puisque penser de manière moderne, c’est penser de manière systémique, je conclurai en resituant l’espérance au cœur de la trilogie constitutive de démarche chrétienne:  foi – espérance – amour.

Espérer, c’est d’abord croire … croire en cet enfant accueilli … en n’oubliant jamais que "celui qui accueille un enfant en mon nom, c’est moi qu’il accueille."(Marc 9, 37)

Espérer, c’est aimer … on espère dans l’avenir de celui qu’on aime. Et là encore, il en va de même pour l’homme et pour Dieu.

On se trouve alors placé au cœur du caractère propre de l’école catholique. Il ne s’agit pas d’un caractère que nous aurions en plus, et que les autres n’auraient pas. Raisonner ainsi conduit toujours à une impasse. Il s’agit d’un caractère qui est à la source de tous les autres caractères.

J’aimer citer Marguerite Léna:  "De même que le meilleur artiste chrétien n’est pas nécessairement celui qui peint des tableaux à sujet religieux, ou qui chante dans les églises, mais celui qui expose son art, et d’abord son regard, à la lumière de Dieu diffuse sur les formes du monde, de même l’éducation n’est pas chrétienne parce qu’elle concerne des baptisés ou privilégie les occasions d’enseignement religieux. Elle l’est d’abord parce qu’elle se veut et se rend attentive et accueillante à cette vocation entière de l’homme, que Dieu appelle par son nom, et parce qu’elle y répond pour sa part selon la tâche qui lui est propre."

Aussi n’est-ce pas à mes yeux le caractère chrétien des destinataires, ou le contenu religieux du programme transmis, qui rend chrétienne une pratique de l’éducation, mais le fait qu’elle s’appuie sur les trois opérateurs majeurs de la démarche chrétienne:  Croire – Espérer -Aimer.

Croire en le jeune, à la manière dont Dieu croit en lui.

Espérer avec le jeune, à la manière dont Dieu espère avec lui.

Aimer le jeune, à la manière dont Dieu l’aime.