Xavier Thévenot sdb
: EN EDUCATION, PARLER DE MORALE
MISSION POSSIBGLE
La morale semble souvent battue en brèche. On
hésite parfois à en parler aux jeunes
de peur de paraître ringard. Comment alors proposer ce sur quoi nous avons le sentiment
d’avoir fondé notre vie ? Et puis, comment nous-mêmes y voir plus
clair ? Tant de nouvelles questions surgissent liées à des techniques ou
comportements nouveaux.
Le
pari de l’espérance quand ce n’est pas évident.
Que dois-je faire pour réaliser davantage en
société mon être de femme ou mon être d’homme ? Cette interrogation habite
tous ceux qui réfléchissent à morale. Autrement dit, la question morale
s’inaugure toujours par une perte d’évidence : voilà que mes façons d’agir
habituelles, que les règles auxquelles je me référais jusqu’ici semblent
soudain ne plus très bien fonctionner, ou du moins ne plus être pertinentes.
D’où la « que dois-je faire ? »
Cela peut arriver sous le choc des remises en
question de mes options par les autres. Pour l'éducateur cela se produira
surtout par la confrontation aux repères éthiques des jeunes. Quand on constate
par exemple aujourd'hui le phénomène de la cohabitation «juvénile », on voit
combien leur façon de se comporter dans le domaine sexuel est radicalement
autre que celle des adultes. Dès lors apparaît la question: qui a raison?
L'interrogation sur la morale surgit souvent du conflit entre les morales. Et
tout éducateur est situé au cœur de ces conflits.
Cette perte d'évidence peut provenir aussi de la confrontation
à des pratiques totalement nouvelles telles que la fécondation in vitro. Jamais
dans l'histoire de l'h6manité on n'a eu des embryons en éprouvette. Que dois-je
faire? Dois-je tolérer une telle pratique ou la bannir? Dans un autre domaine,
l'introduction massive de l'informatique va sans doute modifier le champ
social. Là encore, que dois-je faire?
En définitive la question éthique surgit en même
temps qu'une phrase que l'on entend souvent dans la bouche de nos
contemporains: « C'est pas évident».
Fondamentalement il existe une occasion encore plus
fréquente et bien plus grave de perdre ses évidences ou au moins de les voir
fortement secouées. C'est la réalité du mal ou de la souffrance sous toutes ses
formes: souffrance physique, psychique, sociale, 'spirituelle, avec les
sentiments d'absurdité, d'injustice, d'impuissance, qu'elle ne manque jamais de
provoquer un jour ou l'autre.
Les éducateurs, solidaires des jeunes les plus
délaissés souffrants matériellement et psychiquement, connaissent bien ce
sentiment de gâchis et de perte d’évidence. Aussi sommes-nous tous conduits, à un moment donné, à la
question la plus fondamentale qui habite la démarche morale: oui ou non, la vie
peut-elle être sensée, peut-elle être source de bonheur ?
Il va falloir alors choisir. Ou bien j'estime que
la vie ne peut pas avoir de sens, qu'elle est absurde et que le mal a toujours
le dernier mot, et je me laisse couler, je baisse les bras, à la limite je me
suicide. Ou bien, je décide de croire que, malgré le mal qui travaille
continuellement ma vie et celle des autres, malgré ses zones de non-sens,
d'absurde, je décide que je peux trouver du sens à mon existence. Alors,
m'appuyant sur les expériences gratifiantes de mon existence, sur des moments
de joie, je choisis de mener le combat en faveur du sens contre l'absurdité.
C'est alors une lutte qui s'ouvre, celle contre le
mal, la souffrance, la mort précoce, en espérant bien que ce choix de combattre
montrera son bien-fondé dans l'avenir. Personne n'échappe à un moment ou à un
autre de sa vie à cette alternative : ou se laisser couler ou se battre.
Ainsi, au fondement de notre vie morale, il y a un
acte de liberté. En effet, rien, absolument rien ne peut me contraindre à
croire que j'ai raison de choisir la vie plutôt que la mort. Et certains sont
dans des situations professionnelles où l'expérience quotidienne leur donne
parfois à penser qu'ils ont eu tort de choisir la vie plutôt que la mort
puisque celle-ci semble toujours victorieuse. Le choix en faveur de la morale,
du vouloir donner sens, est un acte de foi et d'espérance en la vie et en
l'homme. Mais alors, cela veut-il dire que cet acte est purement arbitraire?
Non, je ne choisis jamais de faire le pari en faveur de la vie sans raison.
Parmi ces raisons, il y a tout ce qui dans mon
existence m'est source de joie, tout ce qui m'apparaît comme réussite humaine:
le parfum d'une rose, le sourire d'un enfant, le geste d'un ami, la tendresse
d'un parent, la profondeur d'une amitié. Il y a quelque temps, une femme
disait: «Ma vie est un gâchis, je n'ai plus qu'à me suicider. » Puis au bout
d'un moment de silence, elle rajoutait: « Mais il y a le sourire de ma petite
fille. » C'était en elle la petite zone de sens, momentanée, sur laquelle elle
pouvait s'appuyer pour redécider en faveur du choix éthique, en faveur de la
morale.
Parmi ces zones de sens, il y a surtout l'expérience
d'être respecté, et plus encore celle d'être aimé et d'être fécond.
Expérimenter que mon entourage croit en moi, espère en moi, a de l' amour
envers moi, cela me donne des raisons, à mon tour, d'espérer, d'aimer. La
confiance provoque à la confiance; elle ne provoque pas la confiance, mais elle
provoque l'autre à essayer d'être confiant. L'amour provoque à l'amour. C'est
l'intuition si forte de Don Bosco. Jeune prêtre, il se heurte au mal extrême
des prisons de Turin et perçoit que la seule façon de redonner à ces jeunes la
possibilité de décider en faveur de la vie c'est de leur faire expérimenter
qu'ils sont aimés, respectés et que l'on croit en eux. Il n'y a pas de
transmission des valeurs sans valeurs vécues dans le même moment avec le jeune.
La seule façon de rétablir un champ de valeurs pour des jeunes perturbés c'est
de les mettre dans un champ de respect et d'amour qui leur donnera envie de
parier en faveur du sens. On devine alors la force de la conviction chrétienne
pour fonder la décision de donner sens à sa vie: elle me fait dire que Dieu'
lui-même est en train d'espérer en moi.
Le devoir d'honnêteté
Concrètement la première attitude éthique consiste
à se rendre compte que la vie morale n'est pas une opération de camouflage de
la mort, du mal et du non-sens. C'est justement parce qu'on reconnaît que le
mal nous travaille, que par moments on perd pied, que l'on doit choisir en
faveur de la morale. Dans la façon d'exercer ma profession, mon ministère, il
me faut tenir une attitude qui semble allier des aspects contraires; aussi
paraît-elle paradoxale.
Premier aspect: ne jamais occulter l'existence du
mal et de la mort. Surtout au moment de l'adolescence. Les jeunes passent
souvent par des phases dépressives où ils posent les grandes questions
métaphysiques sur le mal, sur le sens de la vie. L'éducateur avec son assurance
d'adulte doit être capable de se laisser questionner sur le fond. Il ne doit
jamais entrer dans une attitude de déni. La morale n'est jamais un déni de la
mort et du mal. C'est une mémoire. Et Don Bosco avait bien compris cela lui qui
mettait au cœur de son système éducatif l'Eucharistie qui est certes mémoire de
la Résurrection mais aussi de la croix, du mal et de l'injustice qui atteint
Jésus. Être honnête existentiellement, c'est reconnaître surtout si l'on est
chrétien que, dans nos existences, il y a de très grandes zones d'espérance et
une foi profonde. Et que, malgré cela, nous aussi, chrétiens et chrétiennes,
nous sommes travaillés de l'intérieur par la force de la mort, par la force de
l'absurde, par la force du mensonge.
Il faut avoir le courage de reconnaître que la vie
n'est pas toujours rose.
On est agacé parfois, par certains groupes
chrétiens où tout le monde a le sourire de rigueur. Je crois que ce n'est pas
là honnêteté existentielle. Il y a des choses dans la vie qui sont et qui
resteront incompréhensibles. Il y a des événements qui restent hors sens,
insensés, « bêtes ».
Deuxième aspect: au moment où je reconnais l'existence
du mal et de la mort prématurée, ne jamais me résigner à son existence. Mais
avec d'autres, mener le combat de «l'espérance contre toute espérance ».
(Romains 4, 18).
L'espérance se conquiert, c'est un combat. Combat
joyeux qui le plus souvent tend à se faire oublier, mais combat parfois
redoutable et héroïque, dans les moments de crise.
L'interdit du suicide
Deuxième réalité qui jaillit de ce choix en faveur
de l'éthique: la vie morale met en son cœur l'interdit du suicide, et plus
précisément celui de refuser d'essayer de donner sens à sa vie. L'interdit du
suicide est fondateur de la vie sociale. Il y a des professions, par
exemple celles des assistantes sociales ou des éducateurs spécialisés, qui sont
spécialement affrontées à cet interdit. Vous devinez l'importance de ce point
pour réfléchir à la pratique du suicide, assisté ou non, que l'on voit se
développer ou à cette banalisation de l'euthanasie à laquelle certains
voudraient tenter de procéder. On ne touche pas là simplement à un problème,
privé, mais bien le fondement même de la vie en société, de la vie éthique.
Donc, ne nous laissons pas impressionner par les déclarations de certains
médecins très connus qui manquent du sens de la vision collective des choses et
de la vision radicale de l'homme.
Le temps, une histoire qui a un sens
Si la vie morale tente de donner sens, elle se
heurte au temps, ce temps qui s'écoule, qui est «bêtement» là. Et elle le
convertit en une histoire, la plus sensée possible. Le devoir moral le plus élémentaire
consiste donc à briser les impasses empêchant cette conversion. Il conduit à
agir de façon telle que toute personne puisse avoir un à-venir.
Ainsi le devoir de l'éducateur est d'être un
faciliteur d'histoire, d'être quelqu'un qui creuse des tunnels dans le béton de
l'absurde, d'être un donneur d'avenir. Le judéo-christianisme se réfère à un
Dieu qui prend au sérieux le temps et qui instaure un sens profond à
l'histoire. Donner un sens à l’histoire suppose que l'éducateur se fasse
ingénieux pour déplacer les efforts éthiques. Tout étiquetage qui brise
l'avenir de quelqu'un est contraire au champ de valeurs possible en éducation.
Le devoir de témoignage
Il est également de ma responsabilité éthique d'augmenter
pour l'autre les raisons qu'il peut avoir de faire le choix fondamental en
faveur de la vie contre la mort, en faveur du sens contre l'absurde. C'est une
décision libre, mais qui se réfléchit. C'est parce qu'on a des raisons de
choisir qu'on choisit. Il est donc de notre devoir de permettre aux gens de
disposer de bonnes raisons de choisir la vie contre la mort, même si cela ne
les dispense jamais de poser un acté de foi, dans une certaine solitude. Je ne
peux jamais faire faire l'économie de la solitude et du dépouillement de
l'inconnu, à celui ou celle qui est en face de moi. Autrement dit, il est un
devoir moral très profond, c'est le devoir du témoignage du goût d'exister et
de nos raisons de vivre. Mais attention, ce thème du témoignage qui est à la
mode dans bien des mouvements est particulièrement piégé. Et donc il ne
sera moral, c'est-à-dire humanisant, qu'à plusieurs conditions.
Première condition: que la volonté de témoigner ne
soit pas première mais seconde. On ne doit pas vivre pour témoigner. Je choisis
de vivre de telle ou telle façon parce que j'estime que c'est cela qui est
structurant et source de joie pour moi et pour les autres.
Et du coup, par surcroît, par une espèce de grâce,
ma vie témoignera qu'il est raisonnable de parier en faveur de l'amour.
Le témoignage ne doit pas être premier, ni
secondaire, il doit être second.
Deuxième condition: ma vie sera témoignage si et
seule ment si ce qui s'y dit est à peu près cohérent avec ce qui s'y fait. Si
nous sommes en train de témoigner auprès de quelqu'un, de l'importance d'aimer
ou de l'amour comme étant notre raison de vivre, et qu'à ce moment même, dans
notre lien avec la personne, nous ne la respectons pas, nous ne sommes pas
cohérents. Quand une personne est en état de souffrance, la bonne santé
physique ou psychique de celui qui s'adresse à elle lui paraît souvent une
insolence. Et la seule façon de réduire ce sentiment c'est de se faire, à ce
moment-là, très humble, très petit. Être une source, parfois minuscule, d'un respect,
d'une affection qui fait prendre conscience à la personne qu'en lui parlant
d'amour, on ne fait rien d'autre que d'expliciter ce qui est en train de se
vivre entre elle et nous.
Don Bosco a su vivre cela.
Troisième condition: plus les personnes sont
affrontées à l'expérience du mal (par exemple des adolescents très perturbés),
plus le témoignage auprès d'elles doit être régulé par le devoir d'honnêteté
existentielle. Oser regarder combien le mal est présent, combien ce n'est pas
simple de lui faire face. Il n'y a pas de recette toute faite, et la parole de
foi est balbutiante, comme le Christ est balbutiant quand le mail' atteint à
Gethsémani. Cela suppose chez le témoin une capacité d'affronter les rudes
questionnements apportés par les personnes qui subissent à longueur de vie le
désarroi intérieur. Et il peut être quelquefois de notre responsabilité éthique
de reconnaître qu'à certaines périodes de nos vies, on ne peut plus surmonter
ce questionnement, qu'on ne peut plus être aux premières lignes du combat
contre le mal et l'absurde.
En résumé tous les repères de la morale s'originent
dans une option fondamentale contre le suicide, en faveur de la vie et du sens.
Dès que je fais cette option, je suis tenu de m'obliger à un certain nombre de
conduites, de me référer à un certain nombre de repères, sous peine que le don
de sens soit strictement impossible.
Dès lors que l'on a décidé de donner sens à sa vie,
on trouve des passages obligés qui viennent de ce que la personne et la société
ne sont pas manipulables au gré de la volonté. L'édifice éthique, ce n'est rien
d'autre que cet ensemble de passages obligés, pour donner sens à sa vie. Parmi
ceux-ci, il y a le respect des réalités, des structures anthropologiques qui
soutiennent toute personne humaine, toute société. Tout effort pour bâtir sa
vie se doit de les respecter, sinon la personne est détruite et la société ne
peut plus fonctionner.
Respecter l'humain en
tout homme
Ce qui soutient toute démarche éthique, c'est la
volonté de respecter tout l'homme et tous les hommes en ce qui fait qu'ils sont
hommes.
Une conviction habite en effet la réflexion morale.
Quelles que soient les différences de culture et de sexe; quels que soient son
âge et ses caractéristiques génétiques, chaque personne participe en la même
humanité. Si donc je désire, en disant oui à la le même respect pour toute autre personne.
Le philosophe Emmanuel Kant a formulé cette
obligation foncière de la morale de façon particulièrement claire. C'est ce
qu'il a appelé l'impératif catégorique, un impératif qui ne souffre pas
d'exception. C'est vraiment le passage obligé de tout agir moral. Le Comité
Consultatif National d'Éthique souligne fortement cela: «Traite l'humanité en
ta personne ou en celle de l'autre jamais simplement comme un moyen, mais
toujours aussi comme une fin.» Dit autrement, le respect de la personne est un
devoir absolu. Notons bien: jamais simplement comme un moyen. C'est pourquoi il
est par exemple possible de respecter une personne comme une fin dans les
essais médicamenteux, tout en l'utilisant partiellement comme moyen de faire
avancer la recherche. Mais si on traite un malade uniquement comme un moyen,
alors, on est immoral. On a vu une telle situation en 1987 avec un
professeur de médecine d'Amiens qui s'est permis sur un malade en état
végétatif chronique de faire des transfusions sanguines dans les os,
simplement pour la recherche. Ce médecin a traité son malade purement comme un
moyen d'ailleurs, il a eu l'audace de dire que c'était un intermédiaire entre
un homme et un animal !. Donc l'impératif catégorique essaie de formuler le
principe de réciprocité que l'on trouve déjà présent dans la règle d'or de
l'Évangile: «Fais aux autres ce que tu aimerais qu'ils te fassent. » (Matthieu
7). Ce précepte du respect total de l'humanité va bien sûr culminer, pour nous
autres chrétiens, dans le précepte de l'amour qui résume toute la loi, comme
dit saint Paul. (Romains 13).
Trois interdits nécessaires à la communication
Donner sens à sa vie, c'est reconnaître l'autre
comme existant, c'est donc tenter de communiquer avec lui en le prenant au
sérieux dans sa différence. C'est pourquoi un interdit fondamental est au cœur
de toute communication: tu ne mettras pas d'indifférenciation. Prendre au
sérieux cet interdit, cela suppose immédiatement que l'on prenne en compte
trois autres interdits qui sont tout à fait premiers et qui peuvent être de
véritables repères dans la vie concrète.
En effet, il y a trois possibilités radicales de
casser la communication entre deux réalités A et B.
Première possibilité: A absorbe B. Communiquer
c'est s'interdire d'absorber l'autre en fusionnant avec lui, en le « dévorant
». On voit la marque de cela dans la société où existent les interdits du
cannibalisme et de l'inceste.
Pour vivre, pour donner sens à notre vie, il faut
sortir de la fusion avec notre origine. Il faut parcourir un chemin qui, petit
à petit, nous fait prendre de la distance par rapport à cette fusion. Il est
précisément remarquable de noter que, quand Jésus se nomme, il choisit le nom
de Chemin. «Je suis la Voie» et quand l'Évangile nous présente l'Adversaire de
Jésus, le diable, c'est-à-dire celui qui empêche de communiquer, il nous dit
qu'il est « scandale », étymologiquement « obstacle» sur le chemin. Le
diabolique c'est l'obstacle, Jésus c'est la route.
L'interdit de fusionner va de pair avec la volonté
d'ouvrir un exode, d'ouvrir un chemin.
L'éducateur est-il une voie ou est-il un obstacle?
Deuxième façon de casser la communication entre
deux réalités A et B: supprimer l'existence de B. Communiquer suppose
l'interdit de supprimer l'autre, physiquement, bien sûr, mais aussi de
supprimer en lui ce qui le rend apte à communiquer Toute société régule le
meurtre ' Là encore, il est typique de remarquer que quand Jésus se présente,
il se présente comme l'anti-assassinat. Il dit: «Je suis la Vie ». Et quand
saint Jean met dans la bouche de Jésus des paroles sur le diable, ce dernier
est présenté comme «homicide de toute éternité ». Être moral, c'est s'interdire
de tuer et bien plus encore ouvrir un chemin de VIe.
L'éducateur est-il porteur de vie ou porteur
d'assassinat des possibilités humaines du jeune?
Enfin, troisième façon de briser la communication:
pervertir le support de cette communication. À cet instant je communique avec
vous par la parole écrite. Dès lors, si je vous dis: « attention il m'arrivera
de mentir dans ce texte! », la communication entre vous et moi est
profondément troublée. Pervertir, le support de la communication, cela est très
pernicieux! Aussi l'interdit du mensonge est-il au cœur de toute éthique. Or
précisément, quand Jésus se présente, il se présente comme l'antimensonge : «
Je suis la Vérité. » Et quand le diable est présenté par saint Jean, il le
nomme «père du mensonge »
Que signifient ces trois interdits?
Concrètement que signifient ces trois interdits?
Tout d'abord l'interdit de fusionner. En négatif, cela veut dire d'abord qu'il
faut s'abstenir de tout inceste, de toute relation « incestueuse »,
c'est-à-dire excessivement fusionnelle. Surtout dans les milieux d'éducation
spécialisée où il y a des transferts très forts de la part des jeunes qui
demandent souvent des substituts parentaux, certains éducateurs ou éducatrices
ont tendance à fusionner excessivement avec les jeunes. L'interdit de
fusionner vient là comme régulation de la vie morale.
Régulation du pouvoir de séduction de l'éducateur
ou de l'éducatrice mais aussi régulation de la quête d'idéalisation du jeune.
Quand on est éducateur on a toujours en soi des désirs paternels, maternels ou
d'adolescent, mal réglés..., des souhaits de transgressions que l'on aurait
aimé commettre mais que l'on n'a pas commises. On risque de réactualiser cela,
régressant avec l'adolescent qui souvent n'attend que ça dans son psychisme.
L'interdit de fusionner instaure la règle de la bonne et saine distance. Sinon,
au lieu de transmettre des valeurs, on va transmettre de la confusion, de
l'insensé, de l'absurde, et aller ainsi à l'encontre de la démarche éthique
fondamentale.
De même, dans la catéchèse on doit s'interdire de
présenter un Dieu qui ferait faire l'économie des médiations. Un Dieu qui
serait trop présent dans la seule immédiateté de l'expérience individuelle, ce
serait un Dieu qui ne respecterait pas l'interdit de fusionner.
Cet interdit peut aussi réguler le secteur des
nouveaux modes de procréation. « Tu ne dois pas considérer l'enfant que tu veux
comme un prolongement de ton corps, comme quelqu'un avec qui tu vas pouvoir
fusionner. L'enfant que tu vas mettre au monde, c'est un autre qui va
t'échapper, même s'il est issu de la même chair que toi.» L'interdit de
fusionner, cela veut dire aussi l'interdit de fusionner avec son corps. Aujourd'hui,
il y a souvent des déviations de thérapies orientales qui prétendent créer la
coïncidence complète entre la volonté et le corps. Quand elles prétendent à une
telle coïncidence, à une volonté de fusion complète, elles ne sont pas morales.
En positif, l'interdit de fusionner, cela veut dire ouvrir un exode, un chemin
qui nous fait quitter une origine en partie aliénante. Nous avons à être pèlerins.
L'éducation c'est un pèlerinage. Nous sommes tous ici-bas des voyageurs. En
cela le récit d'Emmaüs est un extraordinaire récit qui nous montre que la
restructuration éthique des deux disciples se fait par un voyage. Méditons le
Dieu de l'Exode, le Dieu d'Emmaüs.
L'interdit de tuer
Le deuxième interdit est l'interdit de tuer.
En négatif on peut citer l'interdit de mettre fin
directement à la vie d'un être innocent, et cela depuis l'instant de sa conception.
Le magistère a raison de redire combien cet interdit est fondamental alors
qu'aujourd'hui il a tellement tendance à être bafoué. N'oublions pas qu'en
France, actuellement, il y a environ une grossesse sur cinq qui se termine en
IVG. Un tel chiffre est énorme! Il faut à tout prix rappeler le précepte
structurant: Tu dois tout faire pour éviter de tuer l'embryon. Précepte d'autant
plus structurant aujourd'hui que certaines Associations sont prêtes à
promouvoir l'homicide systématique des fœtus de quatre-cinq mois qui s'avèrent,
au diagnostic prénatal, mal formés. Et l'on voit même, surtout à l'étranger,
des requêtes d'infanticide. Oui, l'interdit de tuer est structurant des
sociétés. Mais au-delà de l'interdit de tuer la vie physique, il y a celui de
tuer ce qui est essentiel à l'homme. Par exemple la capacité de s'exprimer,
d'aimer, le besoin de sécurité, etc.
Pour l'éducateur ce sera de ne pas tuer dans le
jeune les capacités de se valoriser, si petites soient-elles. Faire se
développer des semences de vie. Être un facteur d'espérance là où les autres
baissent les bras. Cela suppose une conversion du regard. Que l'on se débarrasse
des étiquettes toutes faites. Méfions-nous de l'usage des tests psychologiques,
des analyses graphologiques... Ces choses sont utiles à condition que nous
ayons une extrême liberté par rapport à elles.
En positif, l'interdit de tuer doit se traduire par
une attitude profonde: être porteur de vie. C'est la tâche éthique fondamentale.
Quant au troisième
interdit, celui de mentir sans raisons ou de pervertir la parole, il implique tout d'abord
d'éviter que la méfiance ne s'installe dans les relations. Ainsi, il y a
quelque temps, à un procès d'anesthésistes il y avait manifestement du
mensonge. Qui mentait? On ne le sait toujours pas, mais il est sûr qu'il y
avait du mensonge; la vérité n'a pu être faite. Il paraît que désormais, dans
un certain nombre d'hôpitaux, bien des anesthésistes sont l'objet de très forte
méfiance. Quand un corps chargé de donner la vie commence à pervertir la parole
en certains de ses membres, c'est la possibilité de lui faire confiance qui se
pervertit.
En positif, l'interdit du mensonge implique qu'il
faut être un facteur de vérité. Un monde où toutes les valeurs sont compatibles
au même moment, cela n'existe pas. La quête de vérité éthique est donc aussi
une quête d'agir responsable qui ne s'enferme pas dans un monde idéal, mais qui
ose trouver des compromis les plus humanisants pour que l'homme soit respecté.
L'homme se construit dans l'ambiguïté tout en cherchant à dépasser l'ambiguïté.
Certains groupes chrétiens donnent l'impression que
toutes les valeurs peuvent être compatibles en même temps. Devant une telle
attitude, le jeune n'est pas dupe, il sait que le ciel des valeurs est un ciel
déchiré. Des valeurs sont souvent incompatibles entre elles. Ne pas mentir
c'est reconnaître que l'agir éthique est toujours conflictuel. C'est refuser
de s'enfermer dans un monde idéal pour accepter de prendre à bras-le-corps des
compromis. Les jeunes sont en quête d'un monde pur où tout serait réconcilié.
Si on leur présente un monde chrétien idyllique, cela va les séduire, mais un
jour ou l'autre ce sera la déception et ils brûleront ce qu'ils auront adoré.
Grandir ça demande du
temps
L'homme est un être marqué par le temps, qui
déploie le plus souvent ses potentialités dans la lenteur. Les philosophes nous
le redisent sans cesse: le temps c'est une structure de l'être humain. Se
moraliser c'est refuser l'illusion du «tout, tout de suite» qui est un rêve de
l'infantile en nous. Ainsi, quand on contemple le Dieu de l'Ancien Testament,
ou l'homme Jésus passant trente années de vie cachée, on est saisi par la
«lenteur» de Dieu. Suivre Dieu, c'est toujours faire une cure de lenteur, une
cure de patience.
La démarche vraiment éthique aidera nos
contemporains à prendre à bras-le-corps le temps.
Ce n'est pas facile d'être aujourd'hui porteur de
la réalité du temps parce que, en Europe, nous sommes dans une société où règne
l'éphémère. Pensez à tous ces objets prêts à être jetés, à cette mentalité
qu'induisent les médias en nous; mentalité selon laquelle on pourrait vivre en
séquences flashs. C'est comme si la société nous disait que l'on pouvait
s'investir dans des relations multiples sans s'y impliquer en profondeur.
Comme si on pouvait se contenter de trouver des sens tout à fait partiels,
successifs. Se contenter de faire du « zapping» existentiel. La morale interdit
cela.
La vie morale, c'est la prise au sérieux du temps
dans toutes ses dimensions: passé, présent et avenir.
Une des grandes fonctions des normes morales c'est
d'être un « souviens-toi»: Souviens-toi qu'on ne repart jamais à zéro.
Souviens-toi que tu as une histoire, que d'autres avant toi ont donné sens à la
vie, essaie d'être cohérent. On a ici une des valeurs fondamentales de la vie
éthique: la fidélité qui n'est jamais répétition pure et simple du passé. Elle
est une créativité douée de mémoire et de cohérence.
L'homme se construit toujours dans le présent, si
perturbé soit-il. Maladie et désarroi sont des lieux où je peux déjà respecter
l'humanité en moi et la faire croître.
Enfin, l'homme a besoin de pouvoir anticiper son
avenir, c'est-à-dire de pouvoir s'imaginer bien vivant au-delà du moment
présent. Sinon, c'est l'angoisse! On devine donc que le contenu des espérances
de l'homme (par exemple la résurrection) rejaillit beaucoup sur sa façon
d'assumer son présent.
L'être humain est socioculturel
L'homme est certes fait de chair mais il est aussi
un être de parole. Il est un« animal qui parle» et donc il n'est plus animal
parce que justement il parle.
Deux conséquences parmi d'autres possibles. Dire
que l'homme est un être de langage, cela veut dire que la question du sens de
la vie ne peut pas ne pas se poser un jour ou l'autre à lui. Il faut donc
écouter la personne surtout quand elle est en état de détresse, comme un être
qui est affronté à la question du sens de sa vie, qui cherche à dire quelque
chose. Cela signifie par exemple de refuser de traiter le corps humain malade
comme une machine.
Deuxième conséquence du fait que l'homme est un
être de parole: la mise en place d'un critère éthique très important pour juger
de la moralité du recours à des pratiques médicales ou sexuelles comme la
FIVETE ou comme l'insémination artificielle avec le conjoint. Plus on dissocie
le biologique du relationnel, plus on crée des perturbations en la personne et
dans la société.
Le «plus» est fondamental, car il nous aide à ne
pas mettre sur le même plan toutes les dissociations qui s'opèrent dans ce
genre de pratique. Autre est la dissociation créée dans l'insémination
artificielle avec un conjoint, et autre celle créée par une mère porteuse qui
dissocie de façon extrême le biologique et le relationnel au point de se
réduire à être une couveuse pendant neuf mois, mettant sous le boisseau sa
dimension relationnelle, son esprit, voire son « âme ».
L'homme est également modelé par toute la culture
qui est la sienne. Les anthropologues, notamment les ethnologues, nous
apprennent que son rapport au temps, au sexe, à la vie, à l'argent, à l'enfant,
à la mort, est modelé, coloré par la culture. Dans cette perspective, exercer
sa responsabilité éthique, c'est chercher à comprendre le plus sérieusement
possible la culture des personnes que nous côtoyons.
Il y a aussi un devoir de recyclage culturel.
Saisir la culture du monde maghrébin, du monde asiatique et même celle du monde
français, ce n'est pas facile. Ainsi, dernièrement des médecins allemands parlant
du diagnostic prénatal soulignaient combien ce diagnostic devenait de plus en
plus eugéniste, avec l'élimination presque systématique des enfants mal formés.
Or une des raisons qui conduit à cela c'est le mauvais support de la souffrance
aujourd'hui. Autrefois, on supportait certaines épreuves comme celle
d'attendre un enfant qui aura un bec-de-lièvre opérable. Aujourd'hui, on dit ne
pas pouvoir supporter cette, souffrance. Or la perception de la souffrance est
toujours traversée par la culture. On devine qu'il est important de rentrer
dans les analyses qui permettent de voir en quoi une culture, par son
idéologie, est en train de modifier sa conception du bonheur ou de la
souffrance et donc du coup ses décisions éthiques les plus concrètes comme
avorter ou ne pas avorter.
Enfin, troisième application du désir de prendre au
sérieux le culturel: la culture n'est pas seulement dans les relations interpersonnelles.
La culture prend toujours corps dans les institutions. Celles-ci sont le
passage obligé de la vie ensemble, même si tout ne se réduit pas à elles. Deux
types d'institutions sont spécialement importantes: les institutions juridiques
et politiques.
La réflexion éthique ne saurait donc être purement
privatisée. Nous avons à faire attention à l'évolution des législations. Ne
réduisons pas notre action éthique à des problèmes interpersonnels. Ce n'est
pas anodin de toucher aux droits de la famille dans une nation, à ceux du
respect de la vie commençante ou finissante. On sait en effet que le droit a
toujours un effet éducatif sur les consciences. Il faut donc à tout prix que
notre discernement éthique méfie des
sondages, essaie de prendre du champ par rapport au corpus législatif, voire
essaie d'intervenir de façon constructive sur ceux qui ont le pouvoir de
modifier ce champ.
La deuxième institution, c'est l'institution
politique. La politique doit être un centre d'intérêt constant pour l'éthique.
Entendons ici par politique l'ensemble des activités qui ont pour objet
l'exercice du pouvoir dans la société. Il y a un certain désintérêt dans le
monde ecclésial pour la politique. Cela est très grave car la politique est en
rapport très étroit avec la structuration éthique des groupes et des personnes.
Il faut se rappeler sans cesse la parole de Paul VI en 1971, dans la « Lettre
au Cardinal Roy» : « La politique est une manière exigeante, mais non la seule,
de vivre l'engagement chrétien au service des autres. ,» Nous devons avoir la
patience et l'audace d'entrer dans un minimum d'analyse politique, même si nous
n'avons pas tous à rentrer dans un parti. En tout cas, la qualité d'une morale
ne se mesure jamais à l'intensité des paroles enflammées contre les atteintes
aux droits de l'homme, c'est trop facile. La qualité d'une morale se juge
d'abord au sérieux avec lequel elle cherche à tracer des chemins concrets, qui
tiennent précisément compte des corpus législatifs et des instances politiques.
L'être humain est singulier
C'est une des affirmations constantes de la
philosophie. Singulier, c'est-à-dire unique au monde. Chaque personne est absolument
unique. Cette singularité vient d'abord du potentiel génétique mais aussi du
cerveau. Les anthropologues nous apprennent que dès les premières semaines de
la vie, il y a des empreintes, des circuits cérébraux qui se ferment et qui
créent une singularité du cerveau en raison de celle de l'expérience de chacun.
La singularité vient aussi du psychisme. Chacun, même s'il a un jumeau ou une
jumelle, est unique au monde parce qu'il y a toujours une singularité de son
désir. La singularité vient de la liberté qui se prend en charge elle-même. Les
chrétiens ajouteraient : elle vient de la relation à Dieu.
La démarche éthique, et c'est son grand paradoxe,
est soucieuse de l'universel - tout homme vaut tout autre
homme - et en même temps elle est
obsédée par la prise au sérieux de la singularité de chacun. C'est pourquoi il
y a toujours dans la vie éthique une tension jamais totalement résorbée.
Prendre au sérieux la singularité, cela veut dire prendre au sérieux le fait
que chacun et chacune est mystère pour l'autre et pour lui-même. En chacun de
nous, se trouve de l'incommunicable. Au cœur de ma décision éthique, il y a
toujours quelque chose que je ne maîtrise pas bien. Cela rend très humble.
Se soucier de la singularité veut dire aussi
prendre au sérieux la solitude. Tout homme est seul. À la base de toute
décision éthique, il a quelque chose qui est de l'ordre d'un véritable
«sanctuaire », pour parler comme le Concile: le sanctuaire de la conscience. Et
c'est pourquoi l'Église s'est toujours battue pour cette règle fondamentale si
importante pour faire face aux cas dramatiques: «Il faut toujours suivre sa
conscience après l'avoir éclairée ». Cela se traduit par différentes
applications.
Des applications en négatif: l'interdit de juger,
l'interdit de violer la conscience, l'interdit de s'identifier purement et simplement
à l'autre. Et aussi, l'interdit d'être malhonnête avec les exigences de sa
propre conscience, ce qui conduit parfois à savoir transgresser certaines
règles de façon responsable.
En positif, considérer la conscience de l'autre
comme un véritable sanctuaire inviolable. Cela entraîne un devoir de discrétion,
le devoir de trouver la bonne distance. C'est si difficile de trouver la bonne
distance tout en trouvant le bon moyen de communication, la bonne distance qui
permet de communier, de compatir et qui pourtant se sait devant un sanctuaire
impénétrable.
Ces quelques réflexions
bien sommaires auront peut-être fait comprendre que les exigences morales ne
tombent jamais du ciel; même quand on est chrétien, elles surgissent d'une
volonté de donner sens à notre vie et de la prise au sérieux des passages
obligés pour ce don de sens.
Une pensée pour des temps nouveaux –
Editions Don Bosco Paris