ENTRETIEN
Joseph Moingt
Jésuite, théologien
- Dans Dieu qui vient à l’homme, vous interrogez, en théologien, le
phénomène moderne de la disparition de la croyance en Dieu. Qu’est-ce qui se
joue entre l’homme et Dieu au tournant des Lumières ?
Joseph Moingt : Jusqu’aux Lumières, l’humanité n’avait pas mis en
doute l’existence de Dieu. L’affirmation de Dieu comme être nécessaire est
une revendication commune à la théologie traditionnelle et à la philosophie
antérieure à celle des Lumières. Le tournant de la modernité se fait lorsque
l’affirmation de Dieu ne s’impose plus avec nécessité. Le premier ébranlement
est venu du discours scientifique, qui ne voyait plus la nécessité de faire
intervenir Dieu pour expliquer l’univers, son ordre et ses lois, ni la vie,
l’origine des espèces ou le développement des vivants. La philosophie, à son
tour, a revendiqué la liberté de philosopher, de penser, d’interpréter
rationnellement les Écritures. Mais au lieu de guider cet esprit de liberté,
l’Église s’est cabrée quand celui-ci s’est retourné contre l’autorité
religieuse. Elle a déclaré athées des philosophes – comme Descartes ou
Spinoza – qui voulaient d’abord penser par eux-mêmes, penser leur foi.
L’espace s’est creusé entre la science et la philosophie, d’un côté, la
religion et la théologie de l’autre. Pour les philosophes, le Dieu de la
révélation devient bientôt impensable, puisqu’il ne permet plus de penser
librement. En s’éloignant de la religion, l’homme moderne apprend à se passer
de Dieu, à penser et à vivre dans l’absence de Dieu, comme s’il était
inexistant. C’est dans ce processus historique très concret que Dieu a perdu
peu à peu son être-là au monde et pour l’homme.
– Comment, en théologien, lisez-vous cette histoire ?
– Ce que le théologien découvre, c’est que cette disparition de Dieu a un
sens pour la foi elle-même. C’est l’homme qui s’est libéré de Dieu, de la
crainte de Dieu. Il a conquis sa liberté face à Dieu. Mais ce phénomène
d’incroyance et d’athéisme ne s’est développé que dans le monde chrétien. Je
crois donc qu’il faut reconnaître que cette revendication de la liberté de
l’homme face à Dieu est un effet de l’Évangile. C’est l’esprit de l’Évangile
qui apprend à l’homme cette liberté et qui lui permet d’approcher Dieu en
toute liberté. Je crois que l’on peut lire la modernité comme le retournement
de l’Évangile contre la religion, y compris la religion chrétienne.
– Que peut-on découvrir grâce à cette relecture théologique de la
modernité ?
– Deux choses. La première, c’est que Dieu veut que l’homme soit libre. Il
l’appelle à devenir son fils. Or être « Fils de Dieu » est synonyme de
liberté face à Dieu, comme on le voit très nettement chez saint Paul. La
seconde, c’est que cela nous permet d’approfondir le motif pour lequel Dieu
s’est révélé sur une croix, sur la Croix de Jésus. C’est à la fois là que
l’on commence à perdre ses traces et là qu’il se révèle vraiment aux
croyants. S’il a disparu de cette manière-là, c’est qu’il a voulu lui-même que
l’homme soit libre de le trouver, c’est lui qui à permis à l’homme de se
libérer de Dieu.
– Qu’est-ce que la Croix du Christ dit de Dieu ?
– Absolument rien ne peut nous contraindre à croire au Dieu qui se révèle
dans la Croix de Jésus. Même pas la résurrection de Jésus, qui n’a pas été
une manifestation publique ni un événement prodigieux… Sur la Croix, la
révélation de Dieu est humble en cela même qu’elle n’est pas contraignante.
C’est un acte de gratuité de Dieu, de pauvreté. Sur la Croix, Dieu ne nous
menace pas. Il laisse la liberté de croire ou de ne pas croire. La Croix nous
délivre de toutes les raisons nécessaires de croire en Dieu. Dieu s’y révèle
comme un Dieu d’amour, un Dieu qui se donne, qui est « pour nous ». Un
nouveau visage de Dieu naît : Dieu ne vient pas nous accabler, nous réclamer
des hommages, mais aider l’homme vers des chemins nouveaux d’humanité. Tout
l’esprit de l’Évangile nous dit le sens de la Croix de Jésus : il n’y a pas
de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.
– S’il n’y a plus de raisons « nécessaires » de croire en Dieu,
quel sens garde la foi en Dieu ?
– L’amour n’est pas nécessaire et, pourtant, un homme qui n’aime pas n’est
pas un homme humain. La quête de Dieu est une quête d’humanité et c’est là
qu’elle est utile. Il y a des chemins d’humanité que nous apprend «
l’humanité de Dieu », selon l’expression de Karl Barth. Dieu est la
souveraine gratuité et cela même nous donne le sens de la gratuité, sans
laquelle il n’y a pas de vie vraiment humaine. Se situer face à Dieu ouvre à
l’homme un champ infini d’espace et de liberté. La pensée de Dieu nous ouvre
à une humanité ouverte, elle l’ouvre sur un pôle infini. À condition de ne
pas dire que Dieu est « notre Dieu » et de ne pas lui imposer notre manière
de le concevoir…
– Comment la relation du chrétien à Dieu est-elle transformée par la
gratuité de Dieu ?
– Celui qui, consentant aux sollicitations de l’amour, choisit d’exister avec
Dieu n’accède pas d’un seul coup au royaume de la liberté. Il ne découvre pas
tout de suite le visage de Dieu dans sa totale vérité. Il lui faudra du temps
pour se débarrasser des images du Dieu mondain, c’est-à-dire utile, enfouies
dans la religiosité et la rationalité naturelles. Il lui faudra beaucoup
d’efforts pour résister aux sécurités de la condition servile. Il aura
toujours besoin de revenir à la Croix pour prendre sa liberté devant Dieu à
ses risques et périls, pour apprendre, selon l’expression célèbre de
Bonhoeffer, à « vivre, devant Dieu et avec Dieu, sans Dieu », sans le mettre
à contribution, sans le prendre en otage… Le chrétien est ramené à l’Évangile
et à sa manière de penser Dieu d’une manière nouvelle. Il est appelé à
quitter un culte conçu de manière utilitaire : je te donne pour que tu me
donnes… L’Évangile nous apprend que Dieu s’est lassé de ce type de rapport,
il a appelé l’homme à s’en dégager. L’homme moderne a besoin de désapprendre
une certaine forme d’esprit religieux – faite de soumission, de calcul,
d’expressions de besoins matériels, de craintes… – pour entrer dans un autre
type de rapport à Dieu : Dieu nous demande d’entrer en relation avec lui en
développant des relations de fraternité, de gratuité, d’amitié les uns avec
les autres.
– Comment se manifeste le progrès de la liberté du croyant face à Dieu ?
– On progresse dans la liberté face à Dieu quand on ne ressent plus les mêmes
besoins de garanties rituelles ou légales. Comme le dit le théologien
Eberhart Jüngel, la foi refuse les garanties, alors que la religion en donne.
Cette dernière attire même le croyant en lui garantissant le salut. Le
chrétien doit être capable de se passer de ce type de garanties transmises
par la tradition, l’atavisme et un certain symbolisme. Plus il avancera en
liberté, plus il avancera dans la vraie voie spirituelle.
Car la liberté n’est pas contraire à l’humilité devant Dieu, ni à
l’obéissance à son Esprit. Plus l’homme prend sa liberté, plus il est capable
de découvrir Dieu dans sa grandeur. Le sens de la grandeur de Dieu est lié à
la liberté avec laquelle nous approchons de lui.
– L’homme était invité par Dieu à chercher sa liberté dans la foi,
pourtant beaucoup ont cherché leur
liberté hors de la foi.
Comment expliquer ce paradoxe ?
– En Occident, la réponse à cette question appartient au procès de la
religion et de l’Église. C’est un sujet sur lequel l’Église devra beaucoup
réfléchir à l’avenir. Au XIXe siècle, en réaction à la modernité, elle s’est
beaucoup plainte de la perte de la croyance. Elle l’a attribuée à l’orgueil
de l’esprit humain, à la mauvaise foi de l’homme. Elle n’a pas vu comment
elle-même avait lassé l’homme occidental par un excès d’autoritarisme, en
interposant toujours l’appareil religieux entre l’homme et Dieu. L’Église
devra, un jour, faire son examen de conscience et comprendre qu’elle est
responsable – pour une certaine part – de cette perte de la croyance de
l’homme moderne. Heureusement, aujourd’hui, l’Église n’accuse plus la liberté
de la raison. À Vatican II, spécialement dans la constitution Gaudium et
spes, l’Église a montré une volonté nette de se réconcilier avec le monde
moderne. Mais je pense qu’elle n’a pas tiré toutes les leçons de cet épisode
où elle a vu en quelques siècles son influence sur la société diminuer –
sinon disparaître – et la croyance en Dieu largement s’éteindre en Occident.
Il faudra que l’Église se préoccupe de ce double phénomène. Et peut-être
finira-t-elle ainsi par découvrir qu’à travers la modernité et les Lumières,
quelque chose de la tradition chrétienne a passé. L’Église s’est recentrée sur
sa tradition religieuse, mais la tradition culturelle et philosophique est
aussi une voie par laquelle s’est répandu l’esprit de l’Évangile. Cela, c’est
ma conviction intime.
– Que devient le non-croyant,
celui qui ne parvient pas à reconnaître
Dieu dans le Dieu de la Croix ?
– Pour penser cette question difficile, nous sommes obligés de
reprendre l’Évangile à la base pour voir à quoi il accroche le salut. Et on
retrouve le critère de la Croix : « Il n’y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ceux qu’on aime. » La mesure, c’est être capable d’aimer
d’un amour gratuit, jusqu’au sacrifice de soi. Celui qui choisit d’exister
sans Dieu ne se prive pas de la liberté, pas plus que de l’amour de Dieu. Il
prend la liberté qu’il reconnaît aux autres, il reçoit l’amour de Dieu de
l’amour qu’il donne aux autres.
– Et que dire des croyants des autres religions ?
– Je pense que la rencontre des religions ne doit pas être la « sainte
alliance » des religions qui veulent se regrouper parce qu’elles se sentent
étouffer dans un monde sécularisé. Les religions ont fait beaucoup de mal aux
hommes et cela rend le dialogue interreligieux très important pour que les
membres des différentes religions se désengagent des combats et deviennent
des artisans de paix. Je crois aussi que le développement de relations
amicales et fraternelles avec des personnes d’autres traditions culturelles
et religieuses est important, car nous avons aujourd’hui à vivre ensemble
dans une société devenue multiethnique. Mais je ne voudrais pas que le
dialogue avec les autres religions conduise à sortir le chrétien de la
société. Le chrétien ne peut être chrétien uniquement à l’intérieur du monde
de la religion. Cette spécificité chrétienne-là est due à l’événement de
l’incarnation. Le christianisme, c’est d’abord l’Évangile, une pratique de
l’Évangile qui concerne la vie de chaque jour et la vie en société. Je crois
plus au retour à l’Évangile qu’au retour à la religion ou aux religions…
– Comment reparler de Dieu à l’homme d’aujourd’hui ?
– C’est à partir de la gratuité de Dieu, d’un Dieu qui veut l’homme libre,
qu’un dialogue peut se nouer en vérité et que l’homme peut se sentir
interpellé comme une personne libre, responsable, majeure. Sans doute faut-il
que l’homme apprenne par lui-même le sens de la gratuité pour accéder à la
gratuité de Dieu. Qu’il apprenne que le monde n’est pas uniquement construit
sur des rapports mercantiles, de production, d’utilité. Le monde des
relations personnelles, le monde de l’art sont marqués par la gratuité. Il
faut que l’homme entre là d’abord. C’est à partir de là qu’il peut se laisser
interpeller par la gratuité de l’appel de Dieu qui émane de la Croix.
Recueilli par Elodie MAUROT
La Croix 14-15
Août 2006
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