Annick de
Souzenelle
«Croire,
c'est naître a soi-même»
A 90 ans, vous ne cessez'de
lire la Bible. Vous continuez à travailler l'intériorité,
la recherche de soi, de Dieu... Croire vous habite?
Croire
fait plus que m'habiter. Croire, c'est être. Cela n'a rien d'intellectuel.
C'est mon être profond, depuis ma petite enfance. Je suis née après la guerre
de 1914 et ma famine s'est effondrée. Mon père, très meurtri, a quitté le
domicile familial. C'était tragique, extrêmement dur d'être mise en pension à 4
ans. J'ai vécu une descente aux enfers. L'épreuve m'a conduite à une expérience
de lumière..: le monde divin, ce monde au-delà de notre perception immédiate,
est devenu pour moi plus réel que notre réalité concrète.
Ce cheminement intérieur, vous ne l'avez pas vécu dans l'Église catholique…
Je me
trouvais très bien dans l'Église jusqu'à mes 15 ans. Mais quand j'ai pu
vraiment réfléchir, le cadre ecclésial m'a paru d'autant plus Insuffisant qu'à
cette époque, le monde du symbole était totalement refusé voire diabolisé. Or
,je le découvrais et je me suis. sentie rejetée d'une fa façon très dure.
C'en était
fini de la vie spirituelle?
Pas du
tout! Au contraire. Je n'ai pas du tout rejeté la foi et la recherche
d'intériorité. Il faut faire la différence entre la religion et la
spiritualité: beau,coup de personnes cherchent véritablement une relation
intérieure avec leur Dieu personnel et rejettent l'enseignement de l'Église.
L'expérience intérieure touche à une mystique, et les mystiques ont souvent été
rejetés, quelques-uns portés sur les bûchers de l'Inquisition. . .
Le titre de votre dernier livre, Va
vers toi, est-il une invitation à cette
expérience intérieure?
« Va vers toi
», c'est l'ordre donné à Abraham quand il reçoit la visite de son Seigneur. Cet
ordre «Va vers toi» est pour chacun de nous. On nous a trop appris à nous
tourner vers un Dieu extérieur à nous, un Dieu tout-puissant transcendant, qui
récompense les bons et punit les méchants. Cette image n'est pas juste. On « manque la
cible », ce qui est étymologiquement le sens du mot « péché ». Je ne
connais plus assez l'Église romaine, qui a beaucoup évolué, mais à cette
époque, la grande différence que j'ai trouvée quand je suis entrée dans
l'Église orthodoxe, c'est cette mystique personnelle, profonde, d'aller vers
soi, pour développer notre identité divine.
Qu'est-ce que cette «identité
divine»?
Nous avons
deux identités: une identité animale, qui est collective, sociale, inscrite
dans le temps. Et cette autre identité, qui fait que nous sommes fils ou filles
de Dieu. C'est cette nouvelle naissance que nous avons à faire. Celle dont le Christ
parle à .Nicodème dans les Évangiles: « Si tu ne renais pas de l'eau, du feu
et de l'esprit, tu n'entreras pas dans le Royaume. » Nicodème
ne comprend rien à ces propos. Comment? Qu'est-ce que ça veut dire? Je ne
peux pas retourner dans le ventre de ma mère. À ce moment, le Christ lui dit: «
Tu es docteur en Israël et tu ne comprends pas ces choses?» Comme Nicodème, il
nous faut passer de l'homme couché - l'homme animal - à l'homme
debout.
Est-(e le
fruit d'un travail, une conquête personnelle ?
C'est lorsque
nous nous tournons vers Dieu qu'il nous regarde. Dans le mythe de la Création,
Dieu crée l'Adam, mâle et femelle: ce n'est que l'homme animal. En hébreu, le
mot mâle signifie aussi« se souvenir ». Le féminin de l'être est un côté voilé, un potentiel
inouï que nous avons à l'intérieur de nous. Nous ne l'avons pas encore compris:
nous avons voilé la femme à l'extérieur, au lieu de prendre conscience qu'il
s'agit du potentiel intérieur qui est encore voilé en nous; il faut «nous
souvenir de cet autre côté »,qui n'a jamais été une côte dl Adam, et enlever
les voiles... C'est le travail de toute notre vie !
On n'a
donc jamais fini de croire?
Croire,
c'est entrer dans cette dynamique de vie, l'enlèvement des voiles. Ce n'est
pas intellectuel: déclarer «je crois en Dieu »... Et après? La foi, c'est le
mot amen en hébreu, dans lequel il y a la racine de la maternité.
Nous avons à naître de nous-mêmes à nous-mêmes. C'est extrêmement fort.
Comment
travaille-t-on à cet accomplissement de soi?
C'est un monde
totalement nouveau à découvrir. Les énergies qui sont à l'intérieur de nous
sont symbolisées par le monde animal. Basile de Césarée, dès le IV' siècle,
le dit: ça hurle, ça mord, ça pique, ça déchire, ça tue à l'intérieur de nous.
Il faut nommer ces animaux. Dieu fait venir devant Adam les animaux pour qu'il
les nomme, afin qu'il construise son Nom à lui.
Nommer les animaux - qui sont nos
démons intérieurs - permet-il de les mettre à distance?
Les nommer,
c'est déjà avoir une certaine puissance sur eux. Mais ce n'est pas suffisant: à
partir de là, nous devons travailler cette énergie, l'empêcher d'avoir
puissance sur nous; alors elle est conduite sur l'autel du sacrifice intérieur
et travaillée par le Seigneur; une mutation s'accomplit. J'ai fait cette
expérience extraordinaire: une alchimie secrète s'est faite à l'intérieur de
moi. Une intelligence nouvelle est née, quelque chose de fabuleux! Nous
construisons l'arbre de la connaissance pour en devenir le fruit. Le fruit,
nous n'avons pas à le prendre de l'extérieur : nous avons à le devenir.
À propos du récit de la Genèse,
vous évoquez «l'homme du sixième jour» qui doit parvenir au
septième.
C'est
magnifique la Bible, magnifique! L'homme du sixième jour, c'est l'homme animal.
C'est l'homme créé, qui est dans les rues aujourd'hui, et qui ne sait pas qu'il
peut devenir divin, qu'il peut devenir Christ. Le septième jour, Dieu se
retire: il ne se repose pas du tout! Il se retire, mais il est là, et l'homme
doit jouer sa vie. C'est la relation que nous devrions tous avoir les uns vis-à-vis
des autres, c'est-à-dire «je me retire pour que tu sois ». Mais je suis là
quand même pour te guider, pour t'aider.
N'est-ce
pas un Dieu absent, distant?
Nous ne
sommes regardés par Dieu que si nous regardons Dieu. Aujourd'hui, sur le plan
collectif, le Seigneur nous laisse aller vers le pire, parce que nous ne le
regardons pas. Nous allons nous casser la figure de façon terrifiante, jusqu'à
ce qu'il y ait ce retournement. Mais je suis très optimiste: il y aura ce
retournement. Nous avons complètement éliminé Dieu de notre vie, de la
société, de toutes les valeurs sociales . Et il ne nous regarde pas, il nous
laisse faire: «Tu es libre. Bereshit. » Notre liberté est redoutable!
Mais au retournement, il sera là.
Parce que
c'est un Dieu Père?
Bereshit, le premier
mot de la Genèse veut dire aussi « un Fils je
pose ». La Bible, c'est l'histoire de ce « fils » posé au cœur de chacun de
nous. Au GoIgotha, juste avant la croix, Pilate demande: « Lequel des deux
voulez-vous que je libère? Barabbas ou Jésus ? » Bar - abbas signifie
« le fils du père» ! Ce fils, c'est le Barabbas en nous, avec menottes aux
mains et fers aux pieds. En criant « Libérez Barabbas! », la foule demande sa
propre liberté. Mais le mot bar en hébreu a une double signification .
Il dit «le Fils» et aussi « le grain de blé ». Pour nous libérer, Jésus se fait
grain de blé. Il est flagellé, comme on bat le blé. Oh bat le Christ, on le met
en terre, et il ressuscité , devient l'épi. Il nous libère !
Vous n’en
finissez plus de découvrir ces choses-là ?
Je
découvre tous les jours. Et je meurs émerveillée. Chacun de nous peut sortir de
l’infantilisme et se prendre en charge, s'assumer. Ce n'est pas parce que nous
appartenons 'à l'Église en tant qu'institution que nous allons' être sauvés,
mais parce que nous appartenons à notre Christ intérieur. Les amies de mon âge
qui ne l'ont pas compris ont une peur épouvantable du. châtiment. Mais Dieu est
amour, il n'est qu'amour...
Et la mort ne vous fait pas peur.
La mort ne
me fait pas peur. Mais je ne sais pas du tout comment je réagirai si ça
m'arrive demain! Il y a toujours une petite bestiole en nous qui n'a pas 'été
travaillée... Mais la mort est une étape. Notre vie est une série de mutations,
mort et résurrection.
Comment ce
chemin se fait-il?
Dans la
prière avant tout. Il y a cette grâce tout à coup, ce passage. Le retournement se
fait tout à coup. C'est très différent selon chacun. Beaucoup de personnes
atteintes de maladie font souvent ce chemin. Les épreuves sont quelquefois des
éveils extraordinaires.
Croire en. Dieu, est-ce aussi
croire en chacun de nous?
C'est
croire en Dieu. qui est en chacun de nous. Croire en cet être divin qui est en
nous et qui nous appelle à la divinité. C'est subtil et très profond. Et je
suis de plus en plus émerveillée. Job, encore, est présenté comme un homme
juste, qui fait le bien et qui se détourne du mal. Et c'est vrai: il obéit à la
loi, mais c'est très insuffisant. Tout à coup, le Satan vient l'éprouver. Il
est complètement perdu, parce que cela ne correspond pas à son idée de
justice. Alors, Job est-il puni? Non, il est réveillé.
Dieu fait le pari que Job va
effectivement se réveiller... C'est Dieu qui croit en l'homme?
Bien sûr!
Dieu est amoureux de l'homme. Il attend que nous nous tournions vers lui. Il ne
nous viole pas, il est l'époux. C'est ce qu'il dit dans le Cantique des
cantiques: retourne-toi, retourne-toi, bien-aimée et nous te verrons (Ct
6,12). C'est fort! C'est une relation très respectueuse. Le septième jour,
Dieu se retire pour que l'homme soit. Mais Dieu est là. Dans une absence, il
est présent.