Couples dans le monde contemporain
conférence
aux CPM - Centre de Préparation au Mariage - par Françoise
Le Corre*
notes
prises et mises en forme par Isabelle Lhuissier (revue
Accueil Rencontre n°234)
Nous nous croyons quelquefois
protégés de certains effets de la modernité. En fait, les représentations
collectives de toute la société nous imprègnent, que nous le voulions ou non. C'est
dans ce monde-là que nous agissons, et que vivent les personnes que nous
rencontrons, notamment les jeunes qui se préparent au mariage. Nous allons
essayer ici de relever quelques caractéristiques de ces imaginaires.
La première chose à remarquer
actuellement dans notre société, ce sont des sortes d'évidences, qui ne sont
pas les nôtres, mais qui s'imposent par ce que nous voyons autour de nous, les
séries télévisées...
D'abord, les couples se forment de
plus en plus tôt : on voit de nombreux " petits
couples", et autour d'eux règne une complicité générale de la société, une
tolérance, une bienveillance...
Ces "petits couples"
fonctionnent comme des instantanés, qui ne présagent pas de l'avenir. Il n'y a
pas de décision derrière, "ça s'est fait comme ça". On voit là une
grande différence avec les générations précédentes, qui ont été formées avec
une autre configuration imaginaire, celle de la volonté et de la décision.
Autre évidence: quand on se marie,
"il ne faut pas imaginer que ça dure éternellement". Cette idée
court dans la société, que nous le voulions ou non.
Et puis, la sexualité est assimilée
à une question de santé. Quand on parle de couples, c'est souvent la sexualité
qui vient en premier, avant l'amour, l'affectivité, la décision... Ce qui est
considéré comme normal, c'est d'être en couple.
De fausses évidences
Qu'y a-t-il derrière tous ces
constats? En réalité, de fausses évidences. Selon des enquêtes récentes sur ce
que pensent les jeunes de l'amour, on s'aperçoit que, même s'ils vivent en
"petits couples", ils rêvent d'un véritable amour solide.
Pour beaucoup de jeunes filles
notamment, la sexualité est un peu comme un inévitable, dissocié de l'amour,
mais elles rêvent d'autre chose. Cette dissociation de la personnalité dès le
début va inévitablement créer douleurs et frustrations.
Le plaisir est loin de dominer ces
relations de couples éphémères. En fait, il y a beaucoup de souffrances, de
jalousies, notamment lors des séparations.
Les solitudes s'en trouvent
aggravées: pour ceux qui sont seuls, ces évidences de couple sont très
douloureuses à vivre, et particulièrement pour les jeunes femmes quand elles
atteignent 35 ans, pour qui cela devient une crise existentielle majeure.
Un autre phénomène, caché derrière
ces fausses évidences, c'est qu'aucune place n'est faite même à l'imaginaire de
la maternité. Les jeunes femmes prennent l'habitude très vite de maîtriser
leur fécondité et d'empêcher les grossesses, mais à partir du moment où elles
ont décidé d'être enceintes, c'est la panique si elles ne le sont pas dans le
mois qui suit! Une angoisse et un désarroi s'installent, d'autant plus que ce
domaine est très médicalisé. Il y aurait peut-être quelque chose à faire avec
les CPM qui suivent ces jeunes couples, dans l'accompagnement autour du désir
d'enfant et de l'attente du premier enfant.
Il semble que beaucoup de couples se
forment sur un non-dit: l'apaisement temporaire de l'angoisse de la solitude.
Ces "petits couples", ces évidences répondent à cela. Il existe un
accord tacite autour du bien-être. selon lequel il faudrait "dédramatiser"
ces histoires d'union et de séparation, être "cool"...
Cependant beaucoup de choses sont
passées sous silence, par exemple le fait que, quand les séparations ont lieu
un peu tard, après 50 ans, les femmes restent souvent seules, alors que les
hommes rarement.
Les
conflits sont difficiles à supporter: Malgré l'idéologie de la dédramatisation,
et ce qui va avec l’idée de "rebondir", les choses ne sont pas aussi
simples, et les personnes ne "rebondissent" pas aussi joyeusement
qu'on veut bien le faire croire.
La vie de couple n'est pas perçue
comme une histoire à deux, mais comme un lieu où chacun résout temporairement -
ses problèmes, avec quelqu'un d'autre. Cela crée une distorsion, une difficulté
énorme.
Ce descriptif quelque peu décapant
révèle des caractéristiques de la longue évolution historique qui a complètement
transformé la société, l'individu et les relations entre les personnes.
Cet individu, très détaché,
désaffilié, qui "vit sa vie", oscille constamment entre deux pôles
opposés: d'une part l'autonomie. - à laquelle les jeunes sont poussés très tôt,
avec la solitude qui l'accompagne - et d'autre part, une quête très forte de
protection.
Par rapport aux adolescents, par
exemple, il y a une discrétion qui est comme un retrait des parents, des
éducateurs, de l'Etat, des institutions, tellement on veut les
"respecter", les laisser "libres", comme s'ils étaient
capables de tout assumer seuls à 16-17 ans.
Pour la société finalement, qu'on se
marie ou pas, ce n'est pas très grave, on a des substituts "pour que ça
tourne !" Il y a donc un désinvestissement de la société par rapport au
mariage. Le mariage comme institution consacre davantage le désir de deux
individus que la reconnaissance de la famille comme cellule de base sur
laquelle repose la société.
Par ailleurs on observe un grand
besoin de reconnaissance et de protection. Il n'y a jamais eu autant d'accompagnements,
d'aides, de soutiens, de coachs en tout genre. Quand le besoin s'en fait
sentir, on sait aussi se tourner vers l'Etat. Il faut bien compenser la
solitude qui est la conséquence de cette autonomie.
La vie prend pour beaucoup la forme
de la discontinuité, notamment par rapport à l'espace (délocalisations, couples
qui ne sont pas sur le même lieu géographique.. .), avec des fragilisations
énormes de l'individu, une forme de précarité et d'insécurité même si les
moyens financiers ne manquent pas.
De même, nous avons complètement
changé de rapport au temps, quelque chose s'est brisé. Penser le temps, depuis
la modernité, c'était incorporer le passé, vivre au présent, pour mieux se
projeter dans l'avenir. Depuis une trentaine d'années, dans notre monde
occidental, l'avenir s'est obscurci, on ne voit plus que le court terme. Fonder
un couple dans la durée, dans ces conditions, "c'est fou" !
Le présent est très fortement
investi, surchargé, ce qui induit un stress constant: il faut vivre, tout de
suite, le plaisir, la maternité... Les sociologues parlent
"d'hyperformance", il n'y a plus de place pour la patience. Que peut
devenir une société si l'on a chassé d'elle toute idée d'éternité? On est
condamné à tout vivre tout de suite.
Cette angoisse est très présente chez les trentenaires: très
vite ils se trou- . vent vieux!
Nous vivons dans une sorte d'impatience
anxieuse, et, pour ceux qui n'ont pas de projet ou de vie professionnelle, un
flottement, une espèce de "présent vide" encore plus tragique.
En tant que chrétiens, nous nous
trouvons par rapport à cela dans une culture de "résistance", et qui
en même temps doit être une culture d'accueil et de sympathie!
Il a lui aussi considérablement
changé. Que cela nous plaise ou non, le rapport au temps, que nous avons perdu
dans une sorte de "pseudo-présent", s'inscrit dans notre corps.
On lutte contre cela, par une esthétisation
du corps, avec par exemple l'apparition des cosmétiques pour les hommes, ou en
essayant de repousser "l'horloge biologique" des femmes, ou encore,
en ne donnant à voir que des vieux "guillerets" qui vous disent que
c'est formidable de vieillir...
La science a bouleversé le rapport
au corps, notamment sur la question de la maternité: c'est très difficile à une
jeune femme actuellement de vivre heureusement sa maternité, car, depuis la
première échographie, elle
se sent responsable de tout ce qui
pourrait arriver à son enfant, et elle subit une pression énorme. On naît
"malade potentiel!" Je ne dis pas qu'il ne faut pas faire de
prévention, c'est son côté obsessionnel que je dénonce. Le corps, esthétisé,
médicalisé, est à la fois hyper sexualisé, comme lieu de la réussite ou de
l'insatisfaction, et désexualisé, puisque n'étant pas lié à l'amour et à la
fécondité; on a de plus en plus d'imaginaire d'individus androgynes, par
exemple dans la publicité. Cela est très étrange, l'un est peut-être la
conséquence de l'autre: comme si la sexualité était une affaire tellement
compliquée, que finalement il vaudrait mieux être asexué: l'un c'est l'autre,
l'un vaut l'autre...
Le corps n'est plus perçu comme relationnel.
Il ya mon corps, et moi. C'est à nous deux: "je m'occupe bien de toi,
occupe-toi bien de moi".
La publicité est pour cela un révélateur
extraordinaire: les publicitaires utilisent les imaginaires véhiculés par la
société! Ainsi, dans une publicité pour de la lingerie, il ne s'agit plus de
séduire l'autre, mais de me plaire dans la glace !
On assiste, non pas à un déclin des
valeurs, mais à des substitutions. Ainsi, la fidélité est-elle une valeur
"en baisse", au profit d'une autre: l'authenticité. Or elles
appartiennent à des imaginaires complètement différents.
L'authenticité est liée au présent:
"je suis d'accord en ce moment avec ce que je fais", ce qui n'est
déjà pas si mal, mais elle ne préjuge en rien de l'avenir. Il est question
d'être fidèle à soi-même en étant toujours authentique, mais pas forcément
fidèle àquelqu'un d'autre.
"Je connais mes limites et je
les accepte, je sais que je change, et ce que j'éprouve, que je séns, est premier,
et passe avant ce que je veux". C'est toute une construction de la
personne, que nous avons du mal à appréhender quand nous discutons avec les
jeunes.
Alors que la fidélité, c'est:
"j'ai l'espoir de passer outre mes limites,
car l'amour; que je ne possède pas,
est plus fort que mes limites". J'ai foi en quelque chose ( en Quelqu'un)
qui me dépasse. Or, pour l'imaginaire contemporain, quoi de plus grand que
l'individu? C'est grand peut-être, mais c'est très éprouvant! Comme l'exprime
bien le titre d'un livre: "La fatigue d'être soi", on s'épuise dans
cette solitude de l'individu.
L'authenticité est aussi une valeur
La fidélité nous parle d'une
relation signe d'autre chose qu'elle-même et de plus fort. L'authenticité est
signe de notre fragilité contemporaine, mais c'est tout de même une valeur, et
il faut bien considérer ce sur quoi nous pouvons nous appuyer
La fidélité suppose qu'il y a du
sens qui nous précède, elle a un horizon. L'authenticité est ce que l'on peut
faire de mieux avec soi quand on est tout seul enfermé en soi-même. Il n'y a
pas de cynisme là-dedans, c'est beau, on ne triche pas - alors que le cynisme
est tellement présent dans la société contemporaine, et c'est à mon avis la
seule chose sur laquelle les chrétiens ne doivent pas céder un pouce de
terrain!
Autre modification: il y a un
trouble sur le principe généalogique, l'enchaînement des générations. Excepté
sur le plan matériel, un individu aujourd'hui a du mal à se sentir héritier:
il considère que les choses commencent avec lui, maintenant. Souvent la
famille est conçue comme une communauté de vie "supportable" (bien
obligé avec les familles recomposées), mais la filiation s'affaiblit. Et, en
même temps, il y a une exaspération autour de la filiation, par exemple pour
les personnes qui ne connaissent pas leurs origines biologiques, et n'ont de
cesse de les établir; mais bien souvent cela leur suffit.
Il y a d'un côté le biologique, et
de l'autre côté l'électif, qui prend une importance considérable. Avant, la
famille, on "faisait avec", Aujourd'hui on dit: "ma vraie
famille, c'est..."
Les individus développent une forme
de plasticité par rapport aux circonstances: témoins les enfants qui vont avec
leur petit sac, une semaine chez papa, une semaine chez maman...
Actuellement, on vit une nouvelle
tyrannie du Destin. Tout ce qu'auparavant on attendait de la volonté s'efface.
Aujourd'hui les gens se sentent toujours victimes de quelque chose. Le
psychanalyste Jacques Arènes a écrit un très bel article là-dessus dans Etudes:
"Tous victimes ?". Il fait notamment remarquer que, dans son
cabinet, les gens se disent très peu coupables, mais victimes. L'hypothèse même
de la volonté et de la liberté est passée à l'arrière-plan.
Il reste cependant des lieux où la
culpabilité résiste: les parents notamment se sentent toujours coupables de
mal faire dans l'éducation de leurs enfants, et il convient de les rassurer, de
les inviter à croire à une sorte d'instinct pourvu qu'il y ait de la tendresse,
au-delà des techniques psychologiques et pédagogiques qui nous envahissent...
la relation à Dieu
Une remarque enfin concernant la
relation à Dieu: je dois l'avoir choisi, ou re-choisi si au départ il m'a été
donné de l'extérieur. En même temps, il y a une demande de prise en charge par
l'Eglise : "Je suis là, mais c'est une chance pour vous, alors portez-moi".
Cette recherche de "matrice" est encore là une conséquence d'un
excès d'autonomie. Elle tient également au fait que les jeunes que nous
rencontrons actuellement n'ont rien à quoi s'adosser. Ils sont neufs dans la
foi, le plus souvent ; ils cherchent des appuis, du solide.
POUR FINIR, JE VOUS PROPOSE TROIS PISTES:
1. réfléchir sur le sort qui est
fait à la Parole dans la société contemporaine
: à quels moments parle-t-on vraiment avec quelqu'un?
2. le sort fait à la Présence qui va avec: quand sommes-nous vraiment présents, à nous-même d'abord, et les uns aux autres? Dans le film "Denise au téléphone", les personnages sont sans arrêt en train de « communiquer", mais leur vie est m fait une suite de rendez-vous manqués !
3. le retour massif de l'idée de Nature dans la société contemporaine. Peut-être est-ce un point sur lequel on pourrait s'appuyer : le respect de la vie, l'interrogation sur l'avenir de la planète, le désir de vivre autrement, le goût de la simplicité, et puis quelque chose autour de l’admiration, qui nous fait sortir de nous et se rapproche de la louange?
,
*rédactrice en chef de la Revue Etudes, membre du Conseil
des Semaines Sociales de France,
Son dernier livre: le Centre gravité, est publié chez Bayard.